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Prévisions pour le Moyen Orient en 2016

Par Philippe Fabry

Si une chose me paraît certaine pour 2016, c’est que le Moyen Orient va connaître une restructuration d’ampleur, car un certain nombre de facteurs sont arrivés à maturité : la lutte contre l’Etat islamique, certes, mais aussi le repositionnement russe dans la région, prémices d’une large offensive géopolitique des rivaux de la puissance américaine dans la région.

L’on parle beaucoup, depuis le début de l’intervention en Syrie de Vladimir Poutine, d’une volonté russe de revenir dans cette région, ou du moins le refus d’en être éjecté par une chute du régime allié de Bachar El Assad. En ce qui me concerne, je vois une ambition russe bien plus grande que cela dans la région : les objectifs sont d’inverser carrément le rapport de forces au Moyen Orient en faveur de la Russie, mais aussi de porter un coup dur à l’OTAN. Et c’est cette stratégie que nous verrons Vladimir Poutine appliquer durant cette année 2016, car il voudra profiter pleinement de la dernière année de présidence d’un Barack Obama qui a déjà montré à plusieurs reprises qu’il préférait reculer plutôt que de risquer une confrontation militaire, contrairement à l’attitude américaine qui prévalait durant la guerre froide.

Tout d’abord, Poutine veut arracher le Moyen Orient aux Occidentaux. L’émergence de Daech, en définitive, a été une formidable opportunité stratégique pour l’alliance russo-iranienne : l’exacerbation du clivage sunnite-chiite et la menace pesant sur Bagdad ont contribué à renforcer fortement l’influence de l’Iran sur l’Irak, déjà très favorisée par le départ des troupes américaines. Dès lors, il ne manquait plus à l’Iran que la survivance du régime d’El Assad et une défaite de l’Etat islamique pour mener à bien le vieux projet de l’Iran et cauchemar de l’Arabie Saoudite et de la Turquie : la constitution d’un arc chiite allant de la mer Mediterranée à la mer d’Arabie, régnant sur plus de 130 millions d’habitants et disposant de réserves de pétrole prouvées supérieures à celles de l’Arabie Saoudite, équivalentes à celles du Venezuela. Une telle puissance serait évidemment hégémonique sur l’ensemble du Moyen Orient, avec un bloc sous domination iranienne coupant en deux l’espace sunnite, une Turquie isolée et une Arabie Saoudite en situation précaire ; les Etats-Unis eux-mêmes perdraient une grande partie de leur influence sur la région au profit de l’Iran.

C’est là le but final de l’intervention en Syrie : la position d’Assad a été confortée depuis des semaines à présent, et désormais les forces gouvernementales regagnent du terrain ; dans le même temps, les forces armées irakiennes ont repris Ramadi et mis l’Etat islamique sur le reculoir. De plus en plus, l’Irak est sous la coupe de l’Iran : le parlement irakien a évoqué sérieusement l’idée d’annuler les accords de défense liant le pays aux Etats-Unis.

Cet énorme danger stratégique pour la Turquie explique largement l’attitude passive voire complaisante d’Erdogan vis-à-vis de l’Etat islamique : malgré toutes les réserves que l’on peut émettre sur la politique interne menée par le « sultan », on peut comprendre que l’émergence d’une telle puissance sur toute la frontière est et sud du pays soit une perspective effrayante, et depuis le retrait américain, il n’y a guère eu que l’apparition de Daech pour faire obstacle à la constitution de ce bloc chiite.

Et pourtant, l’Etat islamique en Irak et en Syrie ne survivra probablement pas longtemps aux efforts de reconquête syriens, iraniens, irakiens et russes – appuyés par des frappes occidentales qui financent donc, dans ce qui semble l’indifférence générale des commentateurs, la réalisation au Moyen Orient du projet iranien tant redouté durant des années. Avant la fin de l’année, et peut-être dans seulement quelques mois, Daech sera écrasé militairement par l’avancée au sol des forces de l’axe chiite, qui pourront « enfin » faire leur jonction.

C’est d’ailleurs cette inquiétante évolution qui donne la raison de la promptitude turque à abattre le Su-24 russe le 24 novembre dernier : on souligne trop peu, lorsque l’on analyse les raisons de la brutale réaction turque, que la veille, le 23 novembre, Vladimir Poutine était à Téhéran chez Ali Khamenei. De cette rencontre, il a été dit ce que les deux dirigeants voulaient que le monde, et notamment les Occidentaux, en sachent, à savoir que Russes et Iraniens étaient d’accord sur la question syrienne. Il est cependant vraisemblable que cette rencontre, qui a aussi été suivie par l’annonce de la livraison de systèmes de défense antiaérienne S 300, a été l’occasion de discussions sur le sort global de la région. La prise de conscience, par Ankara, de la proximité entre Russes et Iraniens a certainement donné des sueurs froides au gouvernement turc.

La brutalité de la réaction turque était sans doute anticipée par Vladimir Poutine, qui faisait bombarder depuis des semaines les populations turkmènes du nord de la Syrie, dont Ankara se considère protectrice.

C’est en effet le second axe de l’ambition poutinienne au Moyen Orient que de frapper l’OTAN en cassant son pilier sud, la Turquie. L’Alliance atlantique est pour le gouvernement de Vladimir Poutine le vieil ennemi à abattre, qui a vaincu l’URSS puis humilié la puissance russe pendant deux décennies ; c’est aussi l’obstacle au rétablissement de l’hégémonie russe sur l’Europe de l’est et à l’accomplissement du rêve eurasiste. En aucune façon Poutine ne peut attaquer les états baltes ou la Pologne comme il l’a fait de l’Ukraine : l’article 5 de l’OTAN imposerait à tous les pays membres de l’Alliance d’entrer en guerre au côté des pays agressés, contre la Russie. L’éclatement de l’OTAN, ou du moins la création d’un précédent de non-application de l’article 5, est donc un préalable à toute tentative d’expansion supplémentaire à l’ouest.

La Turquie est la cible privilégiée par Poutine pour obtenir ce résultat : le président russe espère faire tomber ce pays au nez et à la barbe des Alliés, et sans que ceux-ci lui portent secours, afin de démontrer l’inanité de l’OTAN.

Pour cela, Vladimir Poutine entretient la tension selon quatre axes, un interne et trois externes. L’axe interne, c’est celui de la déstabilisation par l’excitation des Kurdes de Turquie : la Russie a des liens avec le PKK, groupe marxiste, depuis l’URSS, et a en outre reçu le leader du HDP, parti turc prokurde, qui a tenu à Moscou un discours complaisant envers la Russie. La déstabilisation a déjà eu des effets dans l’est durant ces dernières semaines, où l’est de la Turquie a été le théâtre de nouvelles scènes de guerre civile. Cela continuera, et empirera sans doute, en 2016.

Il y a ensuite les axes « externes » : l’accusation continuelle portée contre le gouvernement turc d’être de connivence avec l’Etat islamique, ce qui est un bon moyen de discréditer la Turquie auprès des opinions occidentales qui, en cas de nouveaux accrochages armés entre Turquie et Russie, seront réticentes à honorer leurs obligations d’alliés dans l’OTAN au profit d’un Erdogan méprisé. Ce dernier, d’ailleurs, se comporte de manière particulièrement stupide lorsqu’il compare sa réforme constitutionnelle à ce qui existait dans l’Allemagne d’Hitler, apportant plus qu’il n’en faut de l’eau au moulin de la propagande antiturque diffusée par la Russie.

Le deuxième axe externe est le conflit diplomatique opposant, depuis quelques jours après l’incident du Su-24, l’Irak à la Turquie au sujet des quelques troupes turques présentes dans le nord de l’Irak pour entraîner les Peshmergas. Aussitôt, l’Irak a fait savoir qu’il pourrait, éventuellement, demander l’intervention militaire de la Russie pour contraindre les Turcs à la retraite. En ce début d’année, ce litige n’est toujours pas réglé, et la Ligue Arabe s’est prononcée contre la Turquie. Même les Etats-Unis, par la voix de Joe Biden, ont demandé aux Turcs de se retirer. Erdogan, terrifié par la perspective de la constitution de l’axe chiite, refuse de reculer et cherche à se faire des amis chez les Kurdes d’Irak, espérant probablement un Kurdistan indépendant comme état-tampon avec ce bloc chiite. La Russie aurait donc, dans un appel au secours de l’Irak, une occasion idéale de s’en prendre militairement aux Turcs sans risquer l’implication de l’OTAN.

Enfin, le principal danger est au sud du Caucase. L’Arménie est alliée de la Russie et de l’Iran, l’Azerbaïdjan allié de la Turquie qui espère compenser avec ses hydrocarbures la perte du gaz russe. Depuis le mois de septembre, les tensions se sont réveillées de manière spectaculaire dans la zone disputée du Haut Karabagh, où s’affrontent l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les Arméniens ont déclaré que le cessez-le-feu n’existait plus et qu’ils se considèrent en guerre. Les Azerbaïdjanais menacent d’utiliser leur armée pour reprendre la zone par la force en réponse aux « provocations » arméniennes. Les Arméniens sont excités par les Russes, les Azerbaïdjanais soutenus par les Turcs. Si les seconds font l’erreur d’attaquer en masse, la Russie aura un prétexte tout trouvé pour envahir l’Azerbaïdjan, mettre la main sur le robinet d’hydrocarbures et humilier la Turquie. Et si les Turcs répondaient militairement, en passant par l’Arménie, alors la Russie aurait sa guerre contre la Turquie, sans que l’OTAN soit impliqué puisqu’il n’y aurait pas d’agression, et qu’entre Arménie et Turquie, on se doute où balance le coeur des populations occidentales. C’est, hélas, un engrenage bien enclenché, et qui a de fortes chances de se produire en 2016, peut-être dès le premier trimestre.

On pourrait ajouter, à tout cela, la vague de cyberattaques massives fort suspectes qui ont frappé la Turquie durant les derniers jours de 2015.

Une Turquie déstabilisée, naturellement, signifiera des flots de réfugiés plus importants en Europe, ce qui profitera encore à la Russie, qui finance et soutient tout ce que l’Europe compte de partis europhobes et anti-immigration. A terme, Poutine pourrait même utiliser ce prétexte pour s’emparer manu militari du Bosphore et des Dardanelles.

Bien sûr, il demeure l’inconnue de l’élection américaine, qui pourra porter à la Maison-Blanche un président américain plus enclin à la confrontation avec la Russie de Vladimir Poutine, mais ce sera tard dans l’année, au mois de novembre (pour une prise de fonction en janvier 2017 seulement), et Poutine voudra engranger le maximum d’avantages stratégiques avant qu’un adversaire plus déterminé ne surgisse des urnes. Si Barack Obama se montre aussi peu déterminé face à Poutine qu’en 2012, quand ce dernier réussit à empêcher une intervention américaine en Syrie, alors 2016 sera bien l’année d’un important basculement stratégique du Moyen Orient au profit de l’axe russo-iranien, et d’un grand coup frappé contre une OTAN impuissante en Turquie ; quel que soit le successeur d’Obama, il aura à gérer une situation stratégique très dégradée pour l’Amérique, et une menace russe accrue en Europe de l’Est… mais cela sera pour 2017.