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Turquie : la Pologne de Poutine ?

15 décembre 2015
par Philippe Fabry

Depuis un peu plus d’un mois, j’ai l’intuition que les projections du schéma allemand hitlérien dans la Russie poutinienne  pourrait possiblement être approfondi. L’idée m’est venue après que j’ai compris, sans en tirer toutes les conséquences, que le schéma géopolitique et idéologique fascisme-bolchévisme se retrouvait dans le couple poutinisme-djihadisme. J’ai pensé que, dans le cadre de ce parallèle général, l’alliance, qui va se renforçant malgré les efforts contraires américains, entre l’Iran et la Russie pourrait être l’équivalent du Pacte germano-soviétique par lequel Hitler engrangea des gains stratégiques – la conquête de la Pologne – lui permettant de sécuriser ses arrières avant de se tourner vers l’Ouest. Il me semblait alors que Poutine devait préparer quelque chose au Moyen Orient afin de renforcer sa position stratégique, et pas seulement en protégeant Assad en Syrie, ce qui n’est qu’une défense du statu quo.

Mais je ne voyais pas exactement, il y a un mois, en quoi cela pourrait consister. C’est pourquoi je n’ai pas osé en parler.

Mais c’est aussi pourquoi, lorsque l’avion Su-24 a été abattu par les Turcs, j’ai pour la première fois avancé dans un article l’idéede ce parallèle entre pacte germano-soviétique ; et pourquoi, en voyant la situation continuer à se tendre, j’ai été si prompt à anticiper une montée des tensions que, de fait, l’on observe. Pas une journée ne se passe sans une nouvelle invective, et tous les deux jours un nouvel incident est monté en épingle ; le dernier en date étant ce bâteau de pêche turc qui aurait manqué de percuter un navire de guerre russe.

Depuis, j’ai envisagé les choses en me fondant sur ce parallèle, ce qui a donné les projections ici et .

Il me paraît utile, maintenant que j’ai réussi à le formaliser pour moi-même et que je suis suffisamment convaincu de sa validité, d’expliciter ce parallèle.

Et pour ce faire il nous faut commencer par rappeler ce qu’était la Pologne des années 1930, car force est de constater que la mémoire collective a une image assez fausse, naïve et simpliste de ce pays : à l’école, dans les reportages grand public sur la seconde guerre mondiale, la Pologne apparaît comme une fidèle alliée des démocraties dans le dos du fascisme, envahie par Hitler et Staline aux chars desquels elle n’eut à opposer que sa cavalerie.

Or les choses sont un peu plus nuancées et, si la Pologne fut indubitablement la victime malheureuse d’une agression inique de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie, il ne faut pas pour autant la « canoniser », en faire un modèle d’innocence – sinon, effectivement, le parallèle avec la Turquie d’un Erdogan cynique et irrédentiste semblerait complètement usurpé.

Non, la Pologne n’était pas un petit pays angélique : si, en 1921, était adoptée une constitution instaurant la démocratie, le poids de l’armée restait très important et en 1926, le coup d’Etat du maréchal Pilsudski mettait fin à la démocratie et instaurait un régime autoritaire.

Au pouvoir, Pilsudski mena une lutte contre la corruption et pour les bonnes moeurs qualifiée « d’assainissement moral »(sanacja). Les pouvoirs de la Diète étaient rognés par l’exécutif, et l’activité des partis d’opposition entravée par des procédures judiciaires. Ce retour à l’ordre moral fut accepté en raison d’une bonne conjoncture économique, précédent la crise de 1929. Lorsqu’arrivèrent les difficultés économiques, les tensions avec les minorités, notamment allemande, réapparurent.

La mort de Pilsudski, en 1935, ne mit pas fin au régime : d’autres hauts gradés lui succédèrent au pouvoir, qui entretinrent de bonnes relations avec l’Allemagne nazie, avec laquelle avait déjà été signé un pacte de non-agression le 26 janvier 1934, et la soutinrent même dans ses prétentions territoriales sur les Sudètes en 1938, profitant du démembrement de la Tchécoslovaquie pour attaquer la ville de Cieszyn, et en l’annexant ! A tel point qu’Hitler devait déclarer, le 30 janvier 1939 :  « Au cours des mois difficiles de l’année écoulée, l’amitié entre l’Allemagne et la Pologne a été l’un des moments les plus prometteurs de la vie politique européenne« . La France elle-même était réservée sur la fiabilité de l’alliance polonaise.

Ce n’est que par la suite que la situation s’envenima soudainement, quand la Pologne refusa l’annexion du corridor de Dantzig, le 28 avril 1939. L’Allemagne dénonça alors le pacte de non-agression, et moins de six mois plus tard envahissait la Pologne, dont la sécurité était pourtant garantie par le Royaume-Uni depuis le 6 avril 1939. C’était le début de la Seconde guerre mondiale, le 1er septembre 1939, une semaine après la conclusion du Pacte germano-soviétique du 23 août 1939. En avril 1940, l’Allemagne envahissait le Danemark et la Norvège, puis en mai-juin les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France, avant de bombarder l’Angleterre. Et comme un bien mal acquis ne profite guère, et que la mise en contact direct de deux puissances est toujours instable, Hitler envahirait l’Union soviétique pour s’assurer la suprématie en 1941.

Si le dernier chapitre n’a pas encore été ouvert, je pense que, pour autant, les lecteurs saisissent un peu mieux la pertinence du parallèle de la Pologne des années 1930 avec la Turquie. Il faut, certes, dépasser certaines apparences : la démocratie en Pologne s’effaça en 1926 au profit de l’armée, alors qu’en Turquie et depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayip Erdogan, c’est un peu l’inverse : l’armée, qui servait de garde-fou aux institutions turques et au régime légal (en 1960, 1971, 1980, 1997) a été écartée par Erdogan qui a opéré un tour de vis médiatique, faisant dégringoler le pays dans les classements de liberté de la presse. Dans l’histoire turque récente, évidemment, les tensions avec les minorités jouent un grand rôle, concernant les Kurdes, bien sûr, mais aussi les Alévis.

Ces dernières années, avant l’affaire du bombardier Su-24, avaient été marquées par un rapprochement de la Turquie et de la Russie, avec des partenariats engagés, comme le Turkstream ; d’autre part, les Occidentaux ont reproché à Erdogan sa mégalomanie et l’attitude ambiguë face à l’Etat islamique résultant de l’irrédentisme kurde sur les territoires allant de Homs à Mossoul.

Tout s’est subitement dégradé avec l’intervention russe en Syrie, puis très fortement quand les Turcs ont abattu le bombardier russe. Depuis, nous assistons à une escalade verbale qui semble préparer d’importantes manoeuvres russo-iraniennes de déstabilisation de la Turquie.

Or, la chronologie suggère aussi fortement que la Russie de Vladimir Poutine prépare un coup contre le pilier sud de l’OTAN et son verrou de la Mer Noire :

– le 9 novembre, le contrat de livraison de systèmes de défense anti-aérienne S 300 russes à l’Iran entre en vigueur,

– le 11 novembre Poutine a ordonné la création d’un système de défense aérienne conjointe avec l’Arménie,

– le 23 novembre il a rencontré Khamenei et Russie et Iran ont affiché leur entente dans les affaires du Moyen Orient, et le même jour a commencé la livraison à l’Iran des missiles S 300

– le 24 les Russes envoyaient un bombardier Su-24 bombarder les minorités turkmènes, et l’avion fut abattu par les Turcs

– le 25 novembre la Russie annonçait le déploiement de systèmes de défense aérienne S 400 en Syrie pour créer une zone d’exclusion aérienne et dans le but avoué de fermer le ciel de Syrie à l’OTAN , soi-disant en réponse à la descente du Su-24 ; c’était chose faite le 26 novembre, donc le lendemain, ce qui implique que ce lourd matériel était en réalité déjà sur place, et son déploiement prévu largement à l’avance.

– le 2 décembre Poutine ordonnait le déploiement de la 58eme armée du district du Caucase Nord à la frontière arméno-turque

– le 7 décembre, la Russie et Chypre envisageaient une possible collaboration militaire

– le 8 décembre, la Russie déployait de nouveaux appareils en Arménie;

– le 9 décembre, le parlement irakien envisageait l’annulation de l’accord de défense avec les Etats-Unis, et évoquait la volonté irakienne de voir se retirer d’Irak « toute présence étrangère » ; dans le même temps les milices chiites, notoirement sous influence iranienne, déclaraient que la présence américaine deviendrait une cible pour elles.

Il faut ajouter à tout cela que, sur la même période, on a observé un regain de tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui violent régulièrement le cessez-le-feu normalement en vigueur. Sachant que la première est soutenue par la Russie et l’Iran, le second par la Turquie.

Il est vraisemblable que Vladimir Poutine ait perçu les difficultés internes de la Turquie cet été, et la reprise des difficultés côté kurde, comme une bonne occasion de déstabiliser un pilier déjà fragile de l’OTAN. L’Iran s’est associé à la manoeuvre, avec son vassal irakien, qui font pleuvoir les invectives sur la Turquie depuis plusieurs jours – laquelle n’est peut-être pas innocente mais, ai-je rappelé plus haut, la Pologne en 1939 ne l’était pas totalement non plus. Le Turquie-bashing qui est devenu un sport dans les médias pro-russes et sur les réseaux sociaux, très sensibles et réactif à la propagande du Kremlin, permet de diviser les opinions occidentales et de paralyser la réaction de l’OTAN autour de la Turquie. 

Erdogan khamenei

 Selon le Kremlin, l’un de ces hommes est un dangereux extrémiste musulman.

L’autre, c’est juste le Guide Suprême de la République Islamique d’Iran.

 

Ainsi donc, si le parallèle s’avère juste, nous sommes probablement à quelques mois, sinon semaines, de mouvements militaires d’ampleur, irano-russes, dans la région, qui devraient refermer la pince sur le Caucase d’une part, et chercher à établir la continuité de l’arc chiite, d’autre part, tandis que la Turquie sera paralysée par l’incapacité à agir hors de son territoire faute de supériorité aérienne et que les moyens occidentaux sur place seront insuffisants pour s’y opposer ; le mouvement laisserait Russie et Iran en position de force dans la région, et la Turquie dans une situation stratégique délicate. La défense de l’Europe se trouverait compliquée à l’avenir, les arrières russes étant assurés par la neutralisation du pilier sud de l’OTAN ; la Turquie, si elle est abandonnée ou simplement trop peu défendue par les Occidentaux, restera comme un nouvel exemple de trahison de l’Ouest. Poutine pourra par la suite en profiter pour réaliser le vieux rêve russe et orthodoxe, peut-être en cheville avec la Grèce, de reprendre Constantinople et les détroits du Bosphore et des Dardanelles (cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Partition_de_l’Empire_ottoman#Russie ).

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Carte montrant les prétentions russes dans la partition de l’Empire ottoman, durant la Première guerre mondiale

Iran

Le possible résultat des mouvements à venir : la constitution du bloc chiite sous contrôle iranien, l’extension de la domination russe sur l’Azerbïdjan, l’isolement et l’encerclement de la Turquie au Moyen Orient

Néanmoins, si la trajectoire germano-soviétique se répète complètement, alors on peut conjecturer que le résultat stratégique de ce mouvement sera aussi de rendre limitrophes deux puissances aux intérêts antagoniques, un Iran hégémonique régnant sur une population équivalente à celle de la Russie, qui pourra, dans l’entretemps, s’être doté de l’arme nucléaire.