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Vers l’Etat mondial américain

Par Philippe Fabry

Après deux escapades revigorantes dans le domaine de la science-(presque)fiction et du mysticisme prophétique, je reviens à un sujet plus sérieux.

Ce sujet, c’est celui de la constitution progressive, sous l’égide des Etats-Unis d’Amérique, d’un Etat mondial, de la même façon, mais à une échelle supérieure, que se sont constitués tous les états modernes.

Certes, l’on entend souvent dire que nous nous dirigeons vers un monde multipolaire, que l’hégémonie mondiale américaine n’aurait été qu’une parenthèse, comme avant elle l’hégémonie de l’Empire britannique, à la charnière des XIXe et XXe siècles, laquelle perdit son statut face à la montée de l’Allemagne et des Etats-Unis, puis de la Russie.

C’est oublier que la domination américaine instaurée après 1945 est d’une toute autre nature que celle de l’Empire britannique. Ce dernier était un Empire colonial, le domaine impérial d’une nation qui se concevait avant tout comme l’une des nations de l’Europe qui jouaient un jeu de puissances depuis des siècles, et cherchait son propre salut dans la profondeur stratégique d’un empire maritime et la promotion d’un équilibre des puissances sur le continent qui lui faisait face. A aucun moment l’hégémonie britannique ne se percevait comme un dépassement de l’ordre national européen et de ces rivalités traditionnelles : l’Angleterre était la plus grande puissance, arbitrant éventuellement entre ses camarades de jeu.

Pour « l’empire américain » les choses sont bien différentes. Dès le début, l’Amérique a agi avec l’intention de créer des règles pour, non pas seulement arbitrer les conflits et gérer l’ordre mondial au jour le jour, mais bâtir un ordre commun. Cela s’est traduit par une série d’institutions internationales : la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, et bien sûr l’ONU, embryon de parlement mondial, et toutes ses émanations.

L’Amérique est aussi devenue le gendarme du monde, via l’OTAN notamment, et finance les dépenses que cela implique grâce au statut du dollar comme monnaie de réserve et l’abandon, sous Nixon, de la convertibilité en or.

Il ne s’agit pas, comme pour son aînée britannique, d’être la plus grande des puissances et de s’y maintenir en jouant la division des autres, mais d’organiser un gouvernement commun des affaires du monde en associant toutes les puissances au sein d’un système supranational.

Cependant l’Amérique utilise ce système supranational relativement à sens unique, puisqu’il lui permet d’imposer son autorité aux autres nations en lui associant une autorité collective dépassant la souveraineté nationale, mais refuse de voir contestée sa propre souveraineté.

Force est de constater que, ce faisant, non seulement l’Amérique agit de manière tout à fait différente à la politique impériale britannique, mais de manière exactement semblable à la manière dont les rois européens ont bâti leur pouvoir et dépassé la féodalité en construisant les états modernes.

Pour ce faire, les rois ne se contentèrent pas de devenir les plus puissants seigneurs de l’ordre féodal, ce qui aurait correspondu à ce que fit l’Empire britannique, mais firent en sorte de dépasser cet ordre féodal. Pour ce faire, ils bâtirent un système judiciaire à l’échelle du royaume, qui s’imposa notamment par sa garantie d’impartialité et de compétence, en comparaison de justice seigneuriales locales moins formées, rigoureuses et souvent corrompues. Ils développèrent également des cours aptes à juger les seigneurs eux-mêmes.

Mais la grande étape fut franchie avec la mise en place d’instances représentatives de l’ensemble du corps social  : clergé, noblesse, bourgeoisie, qui permirent à la monarchie de coiffer soudain tout l’ordre féodal. Ce fut fait en Angleterre en 1295 avec le Parlement modèle, en France en 1302 avec les états-généraux, en Espagne en 1476 avec les Cortes de Madrigal, en Allemagne avec le Reichstag de 1495, en Russie avec le Zemski Sobor de 1549. A chaque fois, la création de ces assemblées permet la création d’une force armée de police générale, financée par un impôt permanent, c’est-à-dire la mise en place d’un Etat régalien, début de la fin de la féodalité.

Après 1945, c’est ce qu’ont fait les Etats-Unis à l’échelle mondiale : créer une assemblée, l’ONU, et tout un chapelet d’instances permettant de coiffer l’ordre international traditionnel. Les accords de Bretton-Woods ont constitué, fondamentalement, la mise en place d’un impôt mondial, qui consiste dans le privilège du dollar, permettant aux Etats-Unis de financer leur armée, qui sert de police mondiale, assurant la sécurité des voies de communication et attrapant régulièrement les bandits-dictateurs, ou sanctionnant les « états-voyous ».

A l’heure actuelle, les Etats-Unis sont ce que n’a jamais été l’Angleterre : le monarque à la tête d’un Etat mondial. Pour l’heure, cet Etat est essentiellement régalien, quoi que, de plus en plus, ses missions se multiplient. Ainsi, tout comme les rois commencèrent, une fois l’appareil d’Etat bâti et l’ordre féodal dépassé, à multiplier les législations dans tous les domaines, notamment économique, l’on voit le FMI servir d’outil de redistribution vers les états en difficulté. Il est vraisemblable que, dans les décennies à venir, l’OMC deviendra une organisation de plus en plus dirigiste.

Et c’est bien là le danger pour l’avenir : un Etat ne s’arrête pas de croître à son apparition, il a au contraire sa logique propre et tend vers l’absolutisme. C’est en définitive ce que fit Rome, l’emprise de l’Etat mondial romain devenant de plus en plus prégnante et pesante ; mais, contrairement à la marche de la construction de l’Etat monarchique dans les nations européennes, le bout du chemin ne vit pas l’instauration d’un parlementarisme libéral, mais un effondrement global. A terme, c’est ce qui nous attend.

En tous les cas, cette différence radicale de nature avec l’Empire britannique interdit de conclure que l’hégémonie américaine doive disparaître dans les décennies à venir. Dans ce système, la Chine et la Russie ne sont pas des rivaux, ce qui relève d’une lecture des relations périmée depuis soixante-dix ans, ce sont des grands feudataires, des vassaux récalcitrants du monarque. Comme les grands feudataires des monarchies d’avant-hier, ceux-ci admettent difficilement la progression du pouvoir royal, et recherchent un retour en arrière qui ne viendra pas mais promet une guerre civile mondiale.

D’aucun, ceux qui dénoncent continûment le « mondialisme », y voient un complot. Ce n’est pas le cas : c’est simplement la marche normale du pouvoir, vers l’Etat universel dont parlait Toynbee. Rome fut un tel état universel. Dans ce cas-là, il y a effectivement toujours une idéologie qui accompagne cette marche du pouvoir, mais l’émergence de cette idéologie elle-même est également la marche normale des choses : telles sociétés produisent telles idées qui portent la création de telles institutions qui poussent à la mutation en telle société, etc. Aujourd’hui, on parle de « mondialisme », l’on affirme qu’il est bon d’être « citoyen du monde », dans l’Antiquité, les stoïciens affirmaient « la Cité du sage, c’est le monde ». Nihil novi sub sole.