Les Métiers de Dieu

Jean Hani

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Collection : Auteur : Pages: 192 ISBN: 9782865532193

Description

De quelle manière atteindre l’harmonie où l’homme est médiateur entre le ciel et la terre ? Par le langage mystérieux du symbole, nous pouvons retrouver le sens du métier, reflet de l’Activité divine. Car Dieu est, en réalité, le seul Artisan, et l’Écriture le montre tantôt sous les traits d’un berger, tantôt sous ceux du moissonneur, du vigneron, de l’architecte… Tous les métiers sont des imitations de Dieu qui crée s ans cesse le monde dans une action continue. Voilà le fondement de leur dignité. Exercer un métier, c’est agir sur le monde pour le transformer ; c’est, par conséquent, prolonger l’œuvre de Dieu. C’est pourquoi ce livre nous convie à connaître de l’intérieur les métiers de Dieu.

Disponible en vente par correspondance chez l’éditeur, ou à la librairie du Camée, 70 rue St André des Arts, 75006 Paris, du lundi au vendredi de 11h à 18h. tel. 0143262170

Vous y trouverez un fonds exceptionnel de livres anciens et modernes sur les Arts et Métiers, l’art décoratif et les techniques anciennes de l’artisanat.

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Informations complémentaires

Poids0.33 kg
Dimensions22 × 14 × 1.6 cm

Extrait

LE POTIER DIVIN

La figuration du Dieu créateur sous les traits du potier modelant le monde et l’homme à l’instar d’un vase, ou, selon une variante, du sculpteur façonnant une statue, remonte à la plus haute antiquité et se retrouve un peu partout. Phénomène facile à expliquer, car le geste du modeleur est l’un des plus primordiaux, là du moins où se manifeste une civilisation. « Nul métier, dit G. Duhamel, ne fait mieux penser à Dieu, à ce Dieu qui forme l’homme du limon de la terre » (1).

Ainsi, à Memphis, le dieu Ptah, dont le nom signifie sans doute « le sculpteur », patron des arts et dieu créateur, travaille sur un tour. Mais le démiurge égyptien par excellence est le dieu d’Éléphantine, Khnoum : lui aussi est un potier. Sur son tour, il façonne tout ce qui est créé : le vase, l’œuf cosmique, réceptacle de tous les êtres, et l’embryon humain. Voici en quels termes les hymnes le célèbrent : « Il est le Maître du tour », « Il a façonné au tour les hommes », « le tour est devant lui, ses deux bras sont occupés à modeler, ses doigts séparent les membres (de la masse) », « Tu es le tout-puissant… tu as fait les hommes. Sur ton tour tu as modelé petit et gros bétail, tu as formé toutes choses sur ton tour » (2). Dans un domaine proche, parmi diverses tribus africaines, « le Façonnant » est un nom divin assez répandu (3). C’est exactement le sens du grec plastès, nom d’agent tiré du verbe plasso (façonner), qu’emploie Philon d’Alexandrie pour désigner le dieu créateur (4.). En cela d’ailleurs, Philon se montre fidèle héritier de tout l’hellénisme : dans le Timée, Platon nous montre le Démiurge donnant l’ordre aux dieux inférieurs de « façonner les corps périssables » (5) et l’illustre disciple de Socrate ne faisait que répéter la leçon de la tradition religieuse des Grecs, qui nous présente la création de l’homme sous la forme d’un modelage dans deux mythes : la naissance de Pandore et l’apparition de la nouvelle humanité après le déluge. Dans le premier, nous voyons Zeus ordonner à Héphaistos, pour créer Pandore, de tremper d’eau la terre, puis d’y insuffler la voix et les énergies d’un être humain, et d’en former un corps de vierge à l’image des déesses immortelles (6). Dans le second, Zeus, après le déluge qui a submergé l’humanité, commande à Prométhée et à Athéna de façonner de la même manière des figures humaines en argile auxquelles il se réserve d’insuffler la vie (7). On reconnaît là le schéma du récit biblique où il est dit que « Dieu modela l’homme dans la poussière du sol » (Gen. 2, 7). Aussi la liturgie mariale chantera-t-elle : « Salut à toi, Marie, qui, restant vierge, est devenue la mère du Potier qui façonna Adam du limon de la terre » (8). Et l’image du Plastès divin se retrouve à travers d’autres livres de la Sainte Écriture ; Dieu y est le modeleur tout à la fois du monde et de l’homme : « À lui la mer, chante le Psalmiste, c’est Lui qui l’a faite ; le continent, Ses mains l’ont pétri » (Ps. 94). Mais ce que le Seigneur se réserve particulièrement de modeler, c’est le cœur de l’homme, le cœur, centre de son être, le cœur, dont la forme, comparable à l’hémisphère ovoïde, rappelle l’œuf façonné par Khnoum sur son tour : « Dieu pétrit chacun de leurs cœurs » (Ps. 32). Nous verrons bientôt le développement que ce thème recevra par la suite ; en attendant, notons encore cette parole du Psalmiste pour exprimer la toute-puissance de Dieu sur l’homme : quoi de plus expressif, en effet, pour faire comprendre la totale dépendance et le néant propre de l’homme par rapport à son Seigneur, que de le comparer au vase de terre que le potier rejette, s’il le juge imparfait : « Tu gouverneras les peuples rebelles avec une verge de fer, et Tu les briseras comme un vase d’argile » (Ps. 2, 9) (9). C’est dans l’Ecclésiastique et Jérémie que l’image du Potier divin prend toute son ampleur. L’auteur de l’Ecclésiastique s’attarde un instant à regarder le potier au travail et nous en donne un portrait réaliste, une sorte de tableau de genre, morceau plutôt rare dans la littérature sacrée : « Il s’assoit près de son ouvrage, tourne la roue avec son pied. Il est dans un soin continuel de son ouvrage, ne fait rien qu’avec art et mesure ; son bras donne la forme qu’il veut à l’argile et il courbe sa force devant ses pieds » (Eccl. 38, 32-33). Ce soin, cet art, cette volonté libre de l’artiste humain en face de son œuvre, évoquent parfaitement l’attitude de l’Artiste divin vis-à-vis de Sa créature : « Ainsi Dieu traite-t-il tous les hommes, pris de la boue et de la même terre dont Adam a été formé… Comme l’argile est dans la main du potier qui la manie et la façonne à son gré, et comme il l’emploie à tous les usages qu’il lui plaît, ainsi l’homme est dans la main de Celui qui l’a créé… » (ibid. 33, 13). L’image, qu’on trouve encore chez Job : « Tes mains m’ont façonné et fabriqué… souviens-Toi que Tu m’as façonné comme l’argile » (Job, 10, 8-9), est passée dans la poésie liturgique ; une hymne des églises syriennes s’adresse ainsi à la Vierge : « Salut à Toi, Marie, qui, restant vierge, est devenue la mère du Potier qui façonne Adam du limon de la terre » (M. Hayek, Liturgie maronite, 245). Dans Jérémie, même note que dans l’Ecclésiastique : « Lève-toi, dit l’Éternel au prophète, et descends dans la maison du potier, et là je te ferai entendre mes paroles ». Je descendis donc dans la maison du potier ; il faisait son ouvrage, assis sur son siège. Et le vase qu’il faisait de l’argile qui était en sa main, il le faisait comme il lui semblait bon. Alors la parole de l’Éternel me fut adressée : « Maison d’Israël, ne vous pourrai-je pas faire comme a fait ce potier ? dit l’Éternel. Comme l’argile dans la main d’un potier, ainsi es-tu dans ma main, maison d’Israël » (Jérém. 18, 1-6). Le symbolisme est peut-être plus parlant encore chez Isaïe : « Ainsi parle le Seigneur, le Saint d’Israël et son Potier » (45,11) ; « Seigneur, Tu es notre père ; nous sommes l’argile, et Toi, notre Potier ; nous sommes tous l’ouvrage de Ta main » (64, 7) ; « Malheur à qui dispute contre son Potier, tesson parmi des tessons de terre ! L’argile dira-t-elle à son Potier : « Que fais-tu ? » (45, 9). Et n’est-ce point là l’écho de ces prophètes et de ces sages que nous entendons encore, à l’aube du christianisme, dans ces paroles de St Paul : « Qui donc es-tu, ô homme, pour discuter avec Dieu ? Le vase d’argile va-t-il dire à celui qui l’a modelé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » » (Rom. 9, 16).

C’est de la méditation devant le potier au travail que sont nés ces beaux morceaux littéraires, pleins de ces accents si graves des scribes inspirés. Comme à l’Apôtre, comme aux prophètes d’Israël, comme aux sages de la Grèce et de l’Égypte, la méditation devant l’image du potier peut encore nous livrer, à nous aussi, son sublime message. Pour en comprendre toute la portée, il nous faut d’abord saisir la phénoménologie des gestes plastiques, leur apparence, leur succession, depuis le stade de la glaise informe qu’on jette sur le tour, jusqu’à la perfection de l’œuvre. Mais cette phénoménologie ne suffit pas, elle n’est que le moyen d’accéder à une connaissance plus haute : il faut passer de la phénoménologie à l’ontologie du geste, à sa signification profonde, à son essence, fondement de son symbolisme. Nul texte ne nous semble plus propre à nous introduire à une phénoménologie du geste plastique, que la page de G. Duhamel dont nous avons cité un fragment en commençant et qui a été inspirée à l’auteur par le spectacle des célèbres potiers de Djerba. On verra comment l’auteur a su rendre la beauté et la sainteté du geste plastique : « Quand le rouleau malléable, purgé de pierre, est disposé sur la girelle, Yamoun saute allègrement à sa place. Il murmure l’humble prière qui peut sanctifier toute besogne : Au Nom de Dieu ! et le mystère commence. C’est le commencement du monde… Yamoun imprime à l’appareil le mouvement circulaire, le mouvement des astres, le principe de toute genèse… Une fleur de terre monte, monte et s’épanouit. À peine si l’homme a l’air de la toucher. Il la suit dans son ascension, il la caresse, il la contient avec étonnement. Comme un dieu, Yamoun assiste à son œuvre… et, tout à coup, l’ouvrage paraît achevé. D’un seul trait de fil, l’ouvrage est détaché du socle. Offrande ! Des paumes prudentes le soulèvent. Est-il réel ? Il a surgi si vite du sol originel que, pour le faire, on pourrait croire qu’il a suffi de le rêver ». On perçoit déjà, dans cette description, l’esquisse d’une ontologie du geste plastique ; lorsque l’auteur assimile la fabrication du vase au « commencement du monde », il la situe exactement dans la perspective spirituelle qui la définit en profondeur. Le geste du modelage reproduit, à son niveau, d’une façon particulièrement saisissante, le processus de la création, qui se définit, ontologiquement, comme la descente de la forme dans la matière, l’empreinte de l’essence dans la substance. Au niveau le plus élevé, c’est l’Esprit divin qui « descend » sur la Matière première ou Substance universelle, qui est un « chaos », et qui l’ordonne suivant Sa propre Loi, Sa Sagesse, Sa Sainte Sophie, pour la transformer en un « cosmos », c’est-à-dire un monde ordonné et harmonieux. De même pour l’homme, constitué d’un « limon » que vient animer le « souffle » de l’Esprit divin ; de même pour tous les êtres. C’est pourquoi Dieu, en tant que créateur, est appelé dator formarum, « celui qui donne les formes », ce dernier mot devant être entendu au sens philosophique, lequel déborde naturellement le concept de forme visible ou matérielle et désigne le contenu de toute la nature de l’être considéré. Sur un plan inférieur, le geste de l’artisan est un « reflet » de cette activité divine et comme sa continuation : que ce soit le geste du carrier ou celui du potier, ou n’importe quel autre. Dans le cas du carrier, la pierre brute joue le rôle de matière première ou substance que la main de l’homme taille conformément à la forme qu’il a dans l’esprit et qu’il fait « descendre » en elle ; il en va de même pour la masse d’argile que façonne le potier. Le geste, ici, est peut-être encore plus suggestif que celui du tailleur de pierres, parce qu’il reproduit, comme le note justement Duhamel, « le mouvement circulaire, le mouvement des astres, le principe de toute genèse ». Sous l’impulsion que l’ouvrier imprime au tour la masse de terre s’élève autour d’un centre vide : l’axe, qui commande la giration et qui conditionne la structure de la forme entière. Dans toutes les civilisations traditionnelles, cet axe – comme celui qui ordonne la construction du temple (10) – est consciemment identifié à l’Axe du monde, image cosmique du Principe divin, du Moteur immobile, invisible lui aussi, mais qui est la racine même de la transformation du Chaos en Cosmos. C’est cette mise en rapport du geste particulier avec le Geste primordial, qui confère au premier sa sacralité et peut en faire un support de méditation pour l’artisan, comme dans cette chanson de potier hindoue : « Ô mon cœur, ne ressemble pas à la roue, mais sois pareil au centre de la roue qui se tient en repos. Si la roue tourne si activement, c’est parce que son centre reste immobile » (11). Et voici, pour terminer, un texte de St Irénée, qui se présente comme une glose de l’Ecclésiastique, et qui transpose, du plan cosmologique au plan mystique, le symbolisme du potier divin : « Si tu es l’œuvre de Dieu, laisse faire la main de l’Artisan qui façonne tout à bon escient ; à bon escient, justement quant à toi qui te trouves sur le métier. Livre-Lui ton cœur souple et malléable, et garde l’empreinte qu’a imprimée en toi la main de l’Ouvrier ; conservant la plasticité requise pour ne pas perdre, en t’endurcissant, la trace de Ses doigts. En demeurant sous cette emprise, tu monteras jusqu’à la perfection car c’est le métier de Dieu de faire disparaître ta boue originelle. C’est Sa main qui a modelé ta substance ; c’est elle qui te couvrira au-dedans, au-dehors, d’argent et d’or pur ; elle t’ornera si bien que le Roi lui-même s’éprendra de ta beauté… Façonner, c’est l’affaire de la bonté de Dieu, se laisser façonner, c’est celle de la nature humaine. Si donc tu Lui donnes ce qui est tien, ta foi en Lui et ta docilité, tu recevras en échange les bienfaits de Son art et tu seras le chef-d’œuvre de Dieu » (12).