Vers la révolution

Fabrice Grimal

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Collection : Auteur : Pages: 344 ISBN: 9782865533008

Description

Dans une France moralement abattue, dont l’« arc républicain » survit retranché dans un parti unique, à peine né mais déjà fantomatique, un nombre important de nos compatriotes, dont on sait qu’il ne fait qu’augmenter, ne considèrent plus le jeu prévisible et lassant des alternances au pouvoir comme l’alpha et l’oméga de la politique.

La grande remise à plat, le retournement salvateur et spectaculaire, la révolution, pourquoi pas ? Ni dans un mois, ni dans un an, sans doute, mais plus tard, qui sait ? Cette hypothèse, que l’on pose ici pour l’année 2023, est osée mais féconde pour qui connaît l’histoire de ce pays. Son intérêt réside dans la mise en mouvement non plus simplement théorique mais humaine, avec ce que cela comporte de tragique, des grands mouvements d’idées que l’on qualifiera d’« alternatifs ». Des idées actuelles, d’invention relativement récentes ou sorties de quelque passé oublié, qui constitueraient le socle d’une nouvelle révolution française.

 

Informations complémentaires

Poids.5 kg
Dimensions24 × 15.5 × 2.8 cm

Extrait

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Avant-propos

« Les hommes sont hantés par les songes, et les actions qui ont la couleur des songes sont aussi fortes que les dieux. »

André Malraux

 

« Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s’effondrent tour à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que grandir

L’âge où nous entrons sera véritablement l’ère des foules. »

Gustave Le Bon

 

Il y a quelques années à peine, en France, l’emploi du terme « révolution » pour autre chose que la promotion d’un nouveau rasoir ou du dernier téléphone portable en date aurait été du dernier kitsch. Ce n’est à l’évidence plus le cas. L’ampleur de la crise économique, politique et morale dans laquelle le pays s’est enfoncé, au même titre que beaucoup de ses voisins européens, a rallumé chez de nombreux Français l’espoir du kairos, ce moment décisif qui engage selon Thucydide l’avenir d’une cité, à l’occasion duquel pourrait de nouveau survenir l’événement jubilatoire par excellence, celui qui constitue la clef de voûte de leur histoire commune et donne sa justification à leur fête nationale et leur hymne : la révolution. La vraie, celle que l’on mène tant bien que mal à son terme quitte à traîner en chemin, le grand chambardement qui offre à ses acteurs la possibilité de se saisir enfin des rênes de leurs destins, de se jeter dans le grand bain de l’Histoire pour tenter d’actionner le monde à leur tour, comme certains de leurs aînés eurent autrefois l’occasion de le faire. À la fois accélération historique et rupture temporelle, une révolution a pour vocation première de faire sauter des blocages considérés jusqu’alors comme insurmontables, et elle n’est considérée comme telle que si elle permet une véritable refondation ultérieure ; sa durée de ce point de vue pourra dès lors varier de quelques mois à plusieurs dizaines d’années. Comme l’écrit le philosophe Federico Tarragoni, le moment révolutionnaire correspond à « un temps qui sort de ses gonds », mêlant continuités profondes et discontinuités tapageuses, tandis que par « conversion révolutionnaire » une masse critique d’individus interrompent leur trajectoire socialement prévisible pour remettre leur vie en jeu au service d’une cause. Ils sont alors frappés par ce qui semble se situer « à mi-chemin entre la « fulguration », l’expérience épiphanique, et le « choix » d’en tirer les conséquences »1. Cette bifurcation majeure, dont la rareté fait tout le prix, c’est l’Histoire qui se rappelle aux hommes pour leur montrer qu’elle n’est jamais terminée, quand bien même chaque époque s’imaginerait immuable dans ses choix, ses mœurs ou ses déterminismes politiques.

 

Si l’on se permet ici de formuler sans détour l’hypothèse d’une nouvelle révolution, c’est que la question est déjà très largement posée depuis quelques années. 2016, notamment, a véritablement affolé toutes les boussoles électorales. La communication politique « classique » des élites au pouvoir y a pris une série de claques violentes, qu’il s’agisse de l’avènement de Donald Trump aux États-Unis, du Brexit au Royaume-Uni, du camouflet reçu par Matteo Renzi en Italie, de la défaite imprévue de tous les ténors de la droite, ou de l’abdication inouïe de l’ancien président François Hollande. Les dirigeants en place, d’ordinaire sereinement vissés à leurs fauteuils, ont largement fait les frais de ce « moment populiste » dont l’exception s’appelle Emmanuel Macron, qui confirme déjà la règle. Alors, une fois conscients qu’ils vivent bien une phase d’accélération de l’Histoire, conscients aussi des limites des processus électoraux qui leur sont proposés, beaucoup de Français en viennent tout naturellement à prévoir – et bien souvent à souhaiter – qu’une remise à plat générale se fasse un jour ou l’autre, pourquoi pas dans un avenir proche. Parmi ceux qui l’appellent de leurs vœux le plus explicitement, le plus souvent sur Internet, il faut bien entendu distinguer entre la minorité des véritables aventuriers qui seraient prêts à s’engager le moment venu, et la majorité de ceux qui se contenteraient d’être les spectateurs d’un événement qu’ils n’évoquent aujourd’hui que par coquetterie intellectuelle, ou parce que certains de leurs écrits, dont la vigueur est puissamment catalysée par l’anonymat que permet la toile, dépassent en réalité leurs pensées.

 

Et pourtant, le mot est dans l’air. Lâché, ou plutôt relâché à la suite d’une longue quarantaine, car la révolution au XXe siècle était immanquablement devenue synonyme de communisme, dans le chaos et la violence. De fait, en tant que phénomène historique, la révolution peine toujours à être réellement théorisée. Ses promoteurs les plus zélés continuent de la penser avec des outils conceptuels qui datent souvent de plus d’un siècle, ou par l’invocation d’épisodes récents qui résistent chacun à leur manière à la catégorisation. On ne saurait donc s’abstenir de rappeler tout ce qu’implique cette notion si large, en gardant à l’esprit qu’il est préférable de manier avec des pincettes les généralités qui prétendent s’appliquer à de telles singularités historiques. Il n’en reste pas moins que toute révolution est nécessairement teintée d’une certaine violence, qu’elle soit sporadique ou généralisée, ponctuelle ou de longue durée, superficielle ou profonde ; qu’il s’agisse d’une émeute de quelques jours, comme en France en 1830, ou d’un continuum d’exécutions et de guerres civiles ou extérieures comme l’Angleterre, l’Amérique, la France encore ainsi que la Russie et tant d’autres pays en ont donné des exemples bien connus. Il faut noter en toute lucidité que parmi les contestataires français d’aujourd’hui – qu’on les appelle indignés, insoumis, dissidents, ou d’autres qualificatifs encore – un nombre qui ne va que croissant assume ouvertement ce retour de la violence, dans une époque pourtant si policée qui prétend avoir fait du compromis, de la douceur et de l’empathie ses valeurs cardinales en termes de psychologie sociale. Mais dans une France institutionnellement bloquée et jamais vraiment remise de la crise financière de 2008, l’interdiction formelle de la violence revient prosaïquement à demander aux déshérités de prendre leur mal en patience, et à placer leurs maigres espoirs dans l’action politique que la classe dirigeante française actuelle incarne avec plus ou moins de bonheur. Sans présager du dosage entre sa « gauche » et sa « droite », les guillemets évoquant les précautions d’usages qu’il faut désormais prendre en pareille matière, l’hypothèse révolutionnaire implique en premier lieu qu’il existe un point de rupture, une température de combustion particulière au-delà de laquelle des troubles d’ampleur sont à prévoir. Si, comme le pensent de nombreux philosophes, notre démocratie n’est (et n’a jamais été) qu’une « démocratie sociale », où le peuple est acheté à coups de subventions pour qu’il oublie de réclamer son pouvoir de demos, la disparition programmée de la redistribution « à la française » serait un facteur aggravant pouvant mener à ce point de rupture, à la fin douloureuse de ce « futur ancien régime », selon le mot de Guy Hermet, dont nous deviendrions alors les témoins privilégiés des heures dernières. Au siècle dernier, les crises les plus importantes se sont résolues par la guerre totale et le fascisme : autant d’issues que la dissuasion et la mémoire interdisent aujourd’hui, dirigeant potentiellement la pression qui monte vers la soupape révolutionnaire.

 

Pour l’heure en tout cas, une majorité de Français jugent qu’une révolution n’est pas nécessairement souhaitable. Dans un pays en voie de communautarisation avancé, cette dernière serait notamment trop proche de la guerre civile. La stasis grecque (qui évoque le « soulèvement », la station debout) s’appliquait d’ailleurs à ces deux phénomènes, qui ont en commun de reconstituer tout ou partie d’un peuple face à l’ennemi désigné, qu’il s’agisse d’une classe, d’une catégorie particulière de la population, d’un pouvoir honni ou d’un adversaire venu d’ailleurs. Car si la guerre civile est horizontale, mettant aux prises les frères et les voisins entre eux (dans la France contemporaine, on l’imagine donc forcément religieuse, comme les précédentes), les révolutions sont en revanche des stasis verticales, orientée vers la tête, pour des motifs que l’Histoire a parfois voulus religieux, mais qui sont pour l’essentiel politiques.

 

Nous aurons l’occasion d’y revenir. Tout comme nous traiterons de l’impossibilité supposée d’une révolution dans la France des années 2010-2020. Il ne s’agit pas ici d’être naïf, ou rêveur, ni d’appeler in petto à la révolution, mais d’émettre une hypothèse – qui n’est pas la moins féconde – pour lui permettre de nous emporter sur le chemin des questions restées sans réponses et des solutions proposées çà et là qui, pour différentes raisons, sont toutes ou presque rejetées par la classe dirigeante. Formuler cette hypothèse nous amènera à faire l’état des lieux d’une France meurtrie dans laquelle la révolution paraît toujours, pour beaucoup, un rêve ou un cauchemar dont la réalisation est plus qu’improbable. Dans un pays assoupi par une société de consommation toute-puissante, littéralement abruti selon certains par le tout-venant des divertissements « culturels », et pour l’heure toujours maintenu sous les perfusions d’un des États les plus redistributeurs au monde, la probabilité d’un soulèvement massif de la population dans un avenir proche est de toute évidence bien faible.

 

L’hypothèse reste toutefois intéressante pour la grille de lecture qu’elle propose, mais aussi parce que l’espoir qu’elle entraîne avec elle d’une société plus équilibrée et plus humaine ne disparaîtra vraisemblablement jamais. Et le fait est, on le verra, qu’« on » en parle bien de plus en plus. L’anticipation révolutionnaire est revenue alors qu’on ne l’attendait plus, dans la jeunesse par son éternelle capacité de réinvention, mais aussi chez les plus âgés grâce à des souvenirs vibrants qui sont bien plus que des réminiscences, et dans toutes les couches de la population par l’hommage sans cesse rendu à la Révolution française de 1789 ainsi qu’à celles de 1830 et 1848, sans oublier les soulèvements récents qui constituent l’actualité de la révolte un peu partout sur la planète. « Toutes les véritables révolutions sont celles qui sont allées contre des déterminismes qui semblaient irrésistibles », écrivait à juste titre le philosophe Bernard Charbonneau. Aucune n’était attendue dans la forme qu’elle a finalement prise, et surtout pas par ceux qui finirent par les faire. Les exemples sont nombreux : « Certains désordres ont eu lieu aujourd’hui, mais rien de sérieux », écrivait à son ministre l’ambassadeur d’Angleterre en Russie trois jours avant la chute des Romanov ; l’année qui précéda l’avènement de l’ayatollah Khomeiny en Iran, le pays était encore présenté comme un « îlot de stabilité dans une mer de turbulence » par les rapports de la CIA2 ; quant à la Révolution française qui fit tomber la monarchie et instaura la république, on apprend par l’ardent Camille Desmoulins qu’en 1789, au déclenchement de la révolte, « il n’y avait pas dix républicains avoués en France ». Dans les mois qui précédèrent la prise de la Bastille, comme l’avait noté l’historien Jacques Bainville : « Si des esprits sombres annonçaient des catastrophes, on ne distinguait nulle part les préparatifs ni le désir véritable d’une révolution. »3. Le silence apparent des masses offre en effet aux dirigeants la vision faussée d’une société stable, qui empêche de mesurer à leur juste valeur l’ampleur et la profondeur du mécontentement général. Ou plutôt elle empêchait, jusqu’à la massification de l’Internet et le développement d’une contre-société dont les débats et controverses sont radicalement différents de ceux que les médias mainstream donnent à voir, à écouter ou à lire quotidiennement.

 

C’est tout l’objet de cet ouvrage que de présenter ces solutions alternatives et de les mettre à l’épreuve dans la perspective d’une future révolution française. Parmi les idées en l’air, beaucoup de rejets et de motifs anti (anti-mondialisation, anti-capitalisme, anti-Union européenne…), mais ni plus ni moins qu’en 1789 lorsque les révoltés, bourgeois comme Sans-Culottes, voulaient abolir les privilèges. Ils iront jusqu’à abolir le trône lui-même, ce que personne n’envisageait à l’ouverture des hostilités. Car une révolution est comme un éclair qui trace son chemin en cherchant son point de chute. Une fois la première déflagration retentie, il peut se perdre en route, s’abîmer dans la violence la plus injuste, suivre des voies sans issues comme le fascisme ou le totalitarisme au sens plus large du terme, des voies résolument non-démocratiques ; mais il peut aussi, pour le meilleur malgré tout, boucler son cycle. Aujourd’hui, il va de soi pour un grand nombre d’observateurs qu’une révolution menée contre un régime réputé démocratique serait automatiquement « fasciste » ou totalitaire, indépendamment de toute question ethnique ou raciale. La planète étant désormais couverte pour l’essentiel de pays qui correspondent à cette catégorie, le non-conformisme est fort logiquement classé depuis 2013 au rayon des maladies mentales par la « bible » de la psychiatrie, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux4.

 

Il se trouve justement que parmi les griefs les plus saillants des nouveaux contestataires, la déliquescence de la « démocratie » est celui qui revient sans nul doute le plus régulièrement, relégitimant impitoyablement la perspective révolutionnaire. Car les insoumis modernes ne font en réalité pas face à un gouvernement légitime issu du vote et dont ils contesteraient les décisions « majoritaires », ils se dressent plutôt contre une oligarchie qu’ils identifient pour l’essentiel aux cartels bancaires, aux grandes multinationales, aux instances supranationales et, en dernier lieu seulement, à ces politiciens nationaux dont les Français ont pour la plupart compris qu’ils ne disposaient plus que de quelques leviers d’action symboliques. Devenue inutile ou presque, la classe politique française n’aurait plus qu’une fonction : servir de pare-feu, divertir le peuple par les représentations de son cirque permanent pour qu’il ne se soulève pas contre ceux qui détiendraient réellement le pouvoir. Car le feu couve sous la cendre, dont les couches supérieures encore fumantes de la frustration du référendum européen de 2005, des mobilisations contre le CPE de 2006, des mouvements d’Indignés de 2011 et du mouvement contre la loi Travail en 2016 puis 2017 sont autant de témoignages saillants de son intense activité. Ce qui vaut pour la France vaut à l’évidence pour de nombreux pays du monde, où ce « bruit sourd de non-subordination » dont parle le philosophe John Holloway se fait entendre à ceux qui veulent bien lui prêter l’oreille. Ce sont toutefois les Français qui seront choisis comme sujet d’étude dans cet ouvrage, ces Français qui, à la rentrée 2014, étaient 66 % à supposer l’imminence d’une explosion sociale généralisée5. Fin avril 2016, en pleine Nuit Debout, face à l’intransigeance du gouvernement Valls et ses recours réguliers à l’article 49-3, ils étaient près de 80 % 6. L’élection d’Emmanuel Macron, le passage en force des élites médiatiques, économiques et politiques pour imposer un programme bien connu dont les Français n’ont jamais voulu, peut être vue à cet égard comme la dernière carte de la classe dominante, et le brio avec lequel elle fut abattue ne saurait changer cette impression.

 

Il faut dire que le pays se débat dans une crise qui n’en finit pas. « Nous sommes à la fois parmi les perdants de la mondialisation et parmi les perdants de l’européanisation ; le choc de la désillusion est sévère », explique le philosophe et historien Marcel Gauchet7. Ce constat partagé ne suffirait pas à lui seul à justifier l’hypothèse d’une prochaine révolution. On sait aussi que la parole publique est profondément remise en cause à tous les niveaux, à mesure que la prolongation du statu quo néolibéral et mondialisé résume à leur plus simple expression les programmes des partis de gouvernement. « Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux », avait dit Raymond Aron, donnant la version dramatique de ce bon vieux dicton politicien poussé à son paroxysme par François Hollande, selon lequel « il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne saurait résoudre ». Jusqu’à ce que les problèmes s’accumulent dans des proportions inédites, jusqu’à ce point de non-retour qui nous sert ici d’hypothèse de départ.

 

Le désamour des Français pour leur classe politique n’a jamais été aussi flagrant. En 2016, 75 % d’entre eux ne faisaient plus confiance à l’État ni à la République, 88 % rejetant catégoriquement les partis politiques dans leur ensemble. Une proportion équivalente des Français jugeait que leur précédent président, François Hollande, n’était pas à sa place à l’Élysée, et que le pays vit une grave crise de régime. Plus de 70 % ne font plus confiance aux syndicats pour contrebalancer l’action des gouvernements, et 12 % en arrivent même à souhaiter que l’armée prenne les rênes du pays. Deux Français sur trois se déclarent en outre prêts à manifester, soit un doublement en seulement six ans8. Tout les énerve, et particulièrement les médias, rejetés par 77 % de la population, ainsi que l’Union européenne, qui n’en trouve plus qu’un sur trois pour vanter ses bienfaits. Les deux autres tiers déplorent entre autres la perte du rayonnement culturel de leur pays, et 90 % craignent son asphyxie financière. Le déclin général de la France est donc désormais une donnée intégrée par tous, mais un Français sur cinq seulement le juge irréversible. Ces chiffres – et c’est une première de ce point de vue – concernent toutes les couches de la population, tous les âges et toutes les catégories socio-professionnelles, même si les ouvriers et les employés fournissent sans surprise les plus gros bataillons de mécontents9.

 

Mieux que quiconque, François Hollande avait cristallisé sur sa personne le discrédit général que subit la classe politique française, et ce dès le début de son mandat, dès qu’il fut évident que son action se résumerait à celle de son prédécesseur, moyennant quelques arrangements sociétaux lui permettant de conserver un vernis de « gauche » qui n’aura pas tenu bien longtemps. Dès le 28 avril 2014, François Bayrou prophétisait (à tort) sur RMC au micro de Jean-Jacques Bourdin que le président élu deux ans plus tôt « n’ira pas au bout de son mandat ». « La seule certitude, c’est qu’il va y avoir un coup de foudre, et vous ne savez pas où », poursuivait l’ancien leader centriste, qui parlera quelques semaines plus tard de « tête sur le billot », celle de François Hollande bien entendu, si ce dernier ne consentait pas à démissionner ou à dissoudre l’Assemblée nationale pour redonner la parole aux Français. L’ancien président du Conseil général de Corrèze a tenu bon : il est venu à bout de son mandat et de la confiance des Français, sous les lazzis les plus cruels, jusqu’à la victoire inattendue et paradoxale de son successeur désigné. Avec quelques coups de feu en prime, comme ces balles de 9 mm qui furent logées en mai 2016 sur la façade du siège de la fédération grenobloise du Parti socialiste, à l’occasion de la mobilisation contre le texte promu par la ministre Myriam El-Khomri dont le véritable auteur s’appelait Emmanuel Macron. Jusqu’au bout ou presque, jusqu’à ce refus inédit de briguer un second mandat, François Hollande ne sembla jamais en mesure de sortir du « coma » dont parlait Jules Barbey d’Aurevilly, cette torpeur dans laquelle les dirigeants politiques en bout de course s’isolent, au creux de leurs propres songes éveillés, condamnés qu’ils sont à s’inventer « des réconciliations avec des peuples déchaînés contre eux et des popularités impossibles »10.

 

Comment d’ailleurs pourraient-ils l’obtenir, ce regain de popularité qui éloignerait d’autant la perspective révolutionnaire ? La manière hautaine, aristocratique, du nouveau président n’est en tout cas pas la bonne, pour qui les Français d’en bas qui doutent de son parcours messianique seraient au choix des « fainéants », des « cyniques » ou des « jaloux ». La mission de cette classe politique en roue libre devrait plutôt consister à obtenir des résultats probants sur le plan économique et diplomatique, à redonner sa conscience de lui-même à un peuple qui ne se reconnaît plus, car il a vécu la plus grande désappropriation démocratique de l’ère moderne, perdant en quelques années ce qu’il avait mis plusieurs siècles à conquérir, comme nous le verrons tout au long de l’ouvrage. Même les classes moyennes en viennent à fléchir sévèrement, sur la voie de la « radicalisation » si l’on en croit Véronique Langlois, une dirigeante du groupe Publicis qui entretient un panel de long terme et qui affirme que, pour la première fois, ce ciment de la stabilité républicaine « entretient le rêve d’un coup d’État citoyen et républicain »11. « Une révolution en France serait la moindre des choses », affirmait dans un tout autre registre le militant altermondialiste Julien Coupat sur France Inter le 12 mai 2015, alors que son groupe (dit « de Tarnac ») et lui attendent toujours d’être jugés pour le sabotage d’une ligne SNCF en 2008, pourtant revendiqué de longue date par un groupe anarchiste allemand. Coupat reprendrait volontiers à son compte l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 (« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »), une rengaine devenue culte sur tous les réseaux sociaux.

 

Des voix autorisées se font aussi entendre, qui prophétisent le soulèvement sous divers motifs. Alerté par le déclin démocratique de son pays, le scientifique Jacques Testard affirme par exemple que « si le pouvoir continue de jouer avec le feu, le ras-le-bol pourrait s’exprimer dans la violence »12. Craignant de son côté pour son gagne-pain, l’ami des hommes d’État et prophète professionnel Jacques Attali pensait (et pense peut-être toujours, malgré l’accession de son jeune protégé à l’Élysée) qu’« on n’est pas loin de la révolution », car « il y a un tel sentiment de rage envers les politiques »13. Mis dos au mur par la mort du militant Rémi Fraisse sur la ZAD de Sivens en novembre 2014, le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, observait lui aussi « une violence à l’état latent, qui peut s’enflammer à tout moment », et dont la température n’est semble-t-il pas redescendue depuis puisque le patron de Solferino décidera deux ans plus tard d’annuler l’université d’été que son parti devait tenir à Nantes, par crainte de la vindicte populaire.

 

À droite, si l’on craint traditionnellement plus le désordre qu’à gauche, on ne saurait pour autant être en reste. Par la voix de l’énarque Serge Federbusch, par exemple, président du Parti des Libertés, avec son livre intitulé « Français, prêts pour votre prochaine révolution ? »14. « Seul un déni complet de réalité, écrit-il, empêcherait donc de remarquer qu’en cette année 2014, les éléments d’une convulsion semblable à celle de 1789 sont peu à peu réunis et que la situation est presque aussi dégradée qu’avant les épisodes révolutionnaires de 1830 ou 1848. » L’ancien conseiller municipal de Paris annonce l’insurrection pour l’arrivée à Paris de la Troïka, le délicat attelage formé par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international pour prendre le contrôle des pays récalcitrants de la zone euro et les contraindre à appliquer les mesures préconisées par la bureaucratie bruxelloise. Il voit, comme beaucoup, la frustration monter en flèche et une « coalition des mécontents » se faire chaque jour plus probable. « Tous les éléments sont en place pour un nouvel épisode révolutionnaire », conclut-il en envisageant sans craindre le paradoxe un soulèvement dont le but serait l’application encore plus drastique des réformes dictées par Angela Merkel, autrement dit le programme d’Emmanuel Macron. De son côté, Eric Verhaeghe analysait plus finement les choses dans le Figaro. Selon l’ancien président de l’Apec (l’Association pour l’Emploi des Cadres), « une révolution naît de l’impossibilité d’y échapper, mais certainement pas de la volonté de la faire, même si l’historiographie nous a convaincu du contraire ». La conscience des enchaînements qui amenèrent un peuple à faire sa révolution n’est toujours que rétrospective, et l’auteur d’ajouter qu’« au fond, la grande ressemblance entre la France d’aujourd’hui et celle de 1789 est qu’une révolution y est tout aussi possible qu’improbable »15. Voilà qui résume à merveille l’approche choisie pour cet ouvrage. « Un Printemps européen n’est pas à exclure dans les prochains mois », affirme de son côté le célèbre reporter de guerre néerlandais Arnold Karskens, selon lequel « tous les éléments sont présents pour un soulèvement de foule »16. Il voit dans l’explosion du chômage sur le continent, l’oppression anti-démocratique qui y tient lieu de politique et l’échec de la lutte contre la corruption trop de points communs avec les Printemps arabes de 2011. En y ajoutant les problématiques religieuses et l’insécurité, concluait-il, « il existe assez d’ingrédients pour assister à une révolution en Europe ».

 

Le vocabulaire employé par les hommes politiques n’est du reste par anodin, comme lorsque le Premier ministre Manuel Valls appelle en 2014 à l’« insurrection démocratique » pour contrer un Front national en forte progression dans les sondages, ou lorsque le même personnage, au mépris de toute logique, présentait sa candidature présidentielle de 2017 comme une « révolte », tandis que le futur président Macron intitulait en toute simplicité son livre de campagne « Révolution ». On retrouve aussi à mots à peine couverts l’évocation d’une possible (et véritable) révolution dans les déclarations et les écrits de personnalités comme Emmanuel Todd, Michel Onfray ou bien encore Éric Zemmour. La littérature d’extrême-gauche continue sans surprise d’en entretenir l’espoir, tandis qu’à l’extrême-droite renaît l’envie du « putsch », sans même parler du destin explicitement révolutionnaire que s’arrogent des personnages extrêmement controversés comme l’essayiste Alain Soral et l’humoriste Dieudonné. Tous les sujets sont dès aujourd’hui sur la table (démocratie, nation, économie, redistribution, monnaie, santé, etc.) et les questions philosophiques les plus insolubles, autour de la marche du progrès ou de l’épanouissement de la nature humaine, sont évidemment du voyage. Au cœur de la lame de fond numérique, qu’on l’appelle « Internet citoyen », « militant », « politique » ou « dissident », dans le fourmillement des réseaux sociaux et des forums de discussion où s’affrontent autant de « progressistes » que de « réactionnaires », les idées vont et viennent en tous sens sans qu’un consensus particulier se dégage. Mais une direction, une seule, parvient tout de même à s’affirmer : on voit en effet des dizaines de milliers d’individus passer de l’acceptation du système ou de la résignation à la contestation active suite à la collecte de données en ligne – que ces dernières soient vraies ou fausses n’est pas la question pour l’instant ; mais depuis une dizaine d’années que le mouvement général d’information alternative a été entamé, on n’en a toujours pas vu un seul passer de la dissidence au système, de l’anticapitalisme au néolibéralisme, de l’euroscepticisme à l’eurobéatitude, de l’écologisme veggie au consumérisme frénétique. Le mouvement ne se fait qu’en sens unique même si le sens en question est loin d’être univoque, et l’ampleur de sa diffusion, qu’on ose qualifier d’exponentielle, permet d’affirmer que dans quelques années à peine une certaine masse critique sera atteinte qui aura radicalement largué les amarres avec la pensée dominante, et que le système ne lui laissera peut-être pas d’autre choix si, au bout de ce chemin tortueux, le seul pouvoir qui lui reste devait être celui de renverser la table.

 

« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Cette phrase de Mark Twain est aussi l’une des plus relayées sur les réseaux sociaux, encapsulée en « meme », partagée en masse par une jeunesse française qui ouvre les yeux sur le monde au moment où ce dernier n’a plus de défis autres que technologiques à lui proposer. Elle connaît sa devise nationale par cœur, mais la « liberté » tant promise, largement subordonnée aux moyens financiers, se résume pour l’essentiel aux problématiques sociétales ; l’« égalité » est au mieux un horizon lointain puisqu’à court et moyen terme ce sont les inégalités qui explosent ; quant à la « fraternité », elle est désormais conçue sur un mode communautaire, à mesure que le creuset national disparaît. Les générations sont cul par-dessus tête : celle qui fit Mai-68 avait bénéficié des acquis des Trente glorieuses, accumulés sous un régime dont elle rejetait, paraît-il, les valeurs rétrogrades ; un demi-siècle plus tard, nostalgique malgré tout de ses tendres sixties, elle laisse à la génération suivante une société tombée en déliquescence, atomisée et paupérisée, et la contraint à trouver ses échappatoires dans ces mêmes valeurs qu’elle croyait avoir enterrées à tout jamais, la famille, l’institution du mariage, la religion, et tout ce qui fait en définitive passer à nouveau le collectif avant l’individu.

 

La révolution, telle qu’elle est imaginée aujourd’hui depuis la gauche de la gauche, fait pourtant la part belle à cet héritage soixante-huitard, le souvenir de la « dernière onde révolutionnaire » qu’ait connu la France, selon le mot d’Éric Hazan qui précise avec raison que les thèmes qui ont fait cette époque ont entre-temps été « métabolisés par la réaction néolibérale »17. Comment trouver de nouveaux points d’appui susceptibles de mettre les masses en mouvement ? Pour Hazan comme pour beaucoup de représentants de ce qu’il reste des tendances trotskystes révolutionnaires, il s’agit avant tout de « devenir ingouvernables », quitte à partir loin des villes, pour affaiblir le « capitalisme démocratique ». Au point de pouvoir le renverser ? S’il est vrai, comme l’affirme le Comité invisible, que « le dégoût sans remède, la pure négativité, le refus absolu sont les seules forces politiques discernables du moment »18, le rejet brut du système peine à cristalliser autour d’une institution, d’un parti ou d’une personne en particulier pour en faire la cible unique du courroux général ou bien le réceptacle des espoirs les plus radicaux. « Il n’y a plus de Bastille à prendre », répètent les alters comme une rengaine, en oubliant qu’en 1789 déjà la Bastille n’était plus qu’un symbole, une geôle vide ou presque, qui représentait à la fois le pouvoir absolu du monarque et sa difficulté à se faire véritablement obéir.

 

Dans ce renouveau révolutionnaire qui marque l’époque contemporaine de son empreinte, on remarquera en passant que Proudhon est peut-être plus en phase que Marx. Un retour remarqué du précurseur de l’anarchisme, dû pour l’essentiel à cette « troisième gauche » libertaire qui privilégie la spontanéité et la souplesse du système proudhonien sur la rigidité d’un marxisme suspendu à la domination d’un parti ainsi qu’à une interprétation unique de la Raison dans l’Histoire. Le vieux rêve de Proudhon d’un « ordre sans le pouvoir » – et non d’une « anarchie » stricto sensu qui impliquerait l’absence de tout type d’ordre social – s’adapte plus facilement aux idiosyncrasies contemporaines de beaucoup de communautés alternatives, au point que certaines revendiquent avec John Holloway de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Beaucoup lorgnent vers l’Amérique du Sud, le continent de tous les possibles, de ces pays qui réinventent sans cesse le populisme de gauche et le socialisme de droite, où « les révolutions ressemblent moins à des escalators sans fin qu’aux vagues qui déferlent sur le rivage », se dressent, avancent puis retombent sans cesse, selon le mot du Bolivien Alvaro Garcia Linera, vice-président d’Evo Morales19. L’accent est mis, là-bas comme ici, sur la problématique démocratique, la démocratie « comme l’espace même de la révolution », explique Linera, en mettant d’emblée de côté la « conception fossile » qu’en proposent les pays du Nord. Socialistes « du bien vivre », Morales et Linera (comme leur ancien confrère Rafael Correa en Équateur) considèrent leur doctrine avant tout comme une « radicalisation absolue de la démocratie », et pour y arriver ces internationalistes travaillent d’abord de chez eux, dans leur nation et à partir de leur propre État, pour montrer l’exemple avant de prétendre imposer leur vision aux autres. Proudhon l’avait prévu, qui vers la fin de sa vie avait écrit que « l’État peut garantir l’anarchie », comme aime à le rappeler Michel Onfray.

 

C’est d’ailleurs autour de cette question du rôle de l’État et de la pérennité de la nation que tournent pour l’essentiel les discussions « révolutionnaires » qui ont lieu, aussi, à droite, à l’extrême-droite et chez les « transcourants », qui voient dans la victoire de Donald Trump aux États-Unis, et bien entendu dans le Brexit, un signal révélateur. Il s’agit pour eux de retrouver les prérogatives évaporées dans le grand maelström bruxellois, de redonner tout son lustre à la nation et tout son pouvoir à l’État et, pour la minorité dite « Identitaire », de conjurer par tous les moyens ce qu’ils appellent le « grand remplacement » migratoire. Tous ont en tout cas en commun la déploration de la grandeur française passée, un sentiment de rétrogradation nationale culturel autant qu’économique, et le refus de voir disparaître la nation qui les a vus naître et qu’ils n’ont pas la certitude de pouvoir transmettre dans les mêmes conditions aux générations suivantes. Le thème de la mort de la France ne date cependant pas d’hier, et l’on se souvient de Malraux expliquant que le général de Gaulle avait porté très haut le cadavre de la France pour que l’on ne sache pas qu’elle était déjà morte. Il n’en reste pas moins que le thème national, né à gauche et passé à droite, est en train de revenir au bercail par une prise de conscience générale de la nature ultralibérale de la construction européenne et de la mondialisation en général. Sans autoriser une quelconque convergence dans l’immédiat, ce trait d’union permet cependant de coaguler une partie de l’exaspération latente. Il reste toutefois assez évident que la « fusion » n’est pas pour demain. Pour la gauche, associer « droite » et « révolution » reste irrémédiablement synonyme de fascisme, tandis qu’à droite on méprise avec délectation les beaux parleurs gauchistes et les ultra-marginaux typiques des ZAD ou de Nuit debout.

 

Il n’en reste pas moins que l’hypothèse d’une révolution implique nécessairement celle d’une convergence a minima, « un amalgame casuel, mais destiné à former un front révolutionnaire » comme l’explique l’historien Haim Burstin20. Un mouvement de masse, forcément interclassiste, issu d’un vaste brassage sociopolitique qui seul peut lui donner « un caractère éminemment plébéien » ; une mobilisation dans laquelle même le plus bourgeois des bourgeois pourrait venir « se faire peuple » en dépit de son extraction sociale. Le capital de colère offert par les partis de gauche n’est jamais suffisant pour enclencher un véritable mouvement de masse, qui doit donc associer d’autres antagonismes, nationaux ou culturels. Le risque fasciste apparaît si et seulement si la colère ethnique prend le dessus sur les autres, l’Amérique latine ayant souvent prouvé que le socialisme savait se faire patriote sans imposer pour autant de ségrégation raciale, pour en définitive permettre l’agrégation des forces et non leur division, car, comme l’a noté le philosophe Slavoj Žižek, « une révolution n’a pas lieu quand tous les antagonismes s’annulent dans le grand Antagonisme, mais quand ils combinent synergétiquement leurs puissances. »21

 

L’époque contemporaine est sans conteste celle des convergences troubles. Une confusion idéologique typique des périodes prérévolutionnaires, lorsque l’ordre naturel de la politique se voit contrecarré par une alliance plébéienne inattendue qui permet au mouvement de contestation général d’aller au bout de son potentiel. C’est à cet instant et pas avant que la formule qu’Héraclite avait inscrite dans ses Fragments s’applique aux phénomènes révolutionnaires modernes : « Les éveillés, écrivait-il, ont un même monde en commun ; les endormis ont chacun leur monde à eux ». Un monde en commun, même l’espace d’un instant, fait de coalitions ponctuelles avec pour seul point d’accord le renversement du pouvoir en place, quitte à s’affronter l’instant d’après pour savoir qui prendra la suite. C’est précisément là que les révolutions naissent, lorsque l’État, pensant ménager son répit en entretenant les divisions de la société, se retrouve soudain débordé par l’addition inattendue des indignations et des rages.

 

Si la France en paraît pour l’heure trop éloignée pour rendre l’hypothèse révolutionnaire crédible, qu’on se rappelle simplement que toutes les nations faisaient le même constat à chaque fois qu’une révolution a fini par s’y produire. Quant à la classe politique française, elle se charge par son incurie de mettre tout le monde à niveau. On se souvient des émeutes place de la Bastille le jour de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Par son discours épileptique, il avait mis la gauche en état de transe meurtrière, puis il avait déçu rapidement et durablement de nombreux sympathisants de droite. François Hollande, lui, a immédiatement perdu la gauche sans parvenir à se concilier une droite dont il appliquait pourtant fidèlement le programme, car il l’a massivement mise dans la rue – un exploit ! – à l’occasion du Mariage pour tous. Il n’est pas étonnant dès lors que ce président ait si souvent été caricaturé en Louis XVI. Hollande avait pourtant tous les moyens de réussir en 2012 : l’Élysée et Matignon (du jamais vu depuis 1993), l’Assemblée, le Sénat, les régions, les départements et les communes. Il aura tout perdu, ou presque, dans sa descente aux enfers politiques, jusqu’à faire monter en flèche à la fois le Front national et l’appétit d’une révolution dans le pays. Le hold-up giscardien commis par Emmanuel Macron est parti pour amplifier cette dynamique. Un tour même rapide de ce qui fait tant bien que mal office d’éducation populaire sur Internet, ainsi que la floraison d’ouvrages sur le sujet constaté depuis le début des années 2010 suggèrent en effet que ce thème ne fait que monter en puissance. Comme on le verra dans notre tour d’horizon du potentiel révolutionnaire français, nombre de divergences sont effectivement en cours de résolution. Quant aux convergences, ce n’est pas qu’elles tarderaient à venir, il faudrait plutôt inverser la perspective : qu’elles finissent par arriver, par la force implacable des choses, et si rien ne change par ailleurs la révolution ne sera pas bien loin ; si en revanche elles n’arrivaient jamais, la situation pourrait tout à fait continuer de se détériorer, ce qui reste, on le répète, sans nul doute le plus probable.

 

Car il ne s’agit pas ici de voir l’avenir dans une boule de cristal, mais plutôt d’analyser les forces en présence, de mettre à nu les contenus métapolitiques qui sont largement diffusés et font l’essentiel des discussions politiques sur la toile comme dans les diverses publications de la presse classique ou de l’édition. Ce passage en revue se voudra tout autant méticuleux que synthétique, puisque chacun des sujets abordés (qu’il s’agisse de la situation économique, sociale et politique de la France, de la construction européenne, de l’actualité des révolutions mondiales ou des différentes problématiques sociales, philosophiques, institutionnelles ou monétaires) mérite amplement les dizaines ou les centaines de volumes qui le traitent plus spécifiquement, et sur lesquels nous comptons bien nous appuyer avec respect et modestie. Car ce livre est construit à partir des outils intellectuels des aspirants révolutionnaires modernes, une batterie d’idées qui, sans constituer une idéologie unique, constitueraient sans nul doute les fondations d’un soulèvement futur si celui-ci venait à se produire, comme la Révolution de 1789 s’est elle-même appuyée sur les travaux des cinq décennies qui l’ont précédée. Une fois les solutions sur la table, qu’elles soient compatibles entre elles ou bien radicalement concurrentes, l’enjeu réside alors dans la composition du tableau, le dosage des unes et des autres chez ceux qui s’y intéressent le plus et les diffusent autour d’eux, chacun échafaudant aujourd’hui sa propre grille de lecture au gré de ses recherches. L’auteur du présent ouvrage n’y fait pas exception, qui tentera cependant de rester juste à défaut d’objectivité. Il s’agira de respecter a priori toutes les tendances alternatives pour en omettre le moins possible, tout en réservant la cruauté rhétorique au système en place. À quoi bon, sinon, choisir de lancer une hypothèse révolutionnaire ? On s’apercevra d’ailleurs en cours de route et à de multiples reprises que dans la France d’aujourd’hui, pour obtenir des choses pas si « révolutionnaires » que cela, il faudrait faire rien moins qu’une véritable révolution.

 

Notre postulat nous place d’emblée dans l’avenir, il invite donc à la prospective. Une pratique monopolisée ces derniers temps par les aliénés de l’ère technoscientifique, dans les domaines du transhumanisme notamment, mais aussi par ceux qui sonnent l’alarme autour de la montée en puissance de l’Islam politique mondial, qu’il s’agisse par exemple de romans à succès comme Soumission de Michel Houellebecq22 ou 2084 de l’Algérien Boualem Sansal23, tous deux parus en 2015. Le premier offre la vision d’un futur relativement proche dans lequel une France islamisée en profondeur élit son premier président musulman dans une atmosphère de guerre civile, tandis que le second se projette dans un avenir bien plus lointain, dans un monde soumis à la dictature unique d’un pouvoir religieux oppresseur. Notre prospective n’ira pas aussi loin, ne serait-ce que parce qu’elle imagine une révolution et non une guerre civile. L’hypothèse d’un soulèvement à moyen terme implique en outre que la population ne soit pas totalement métamorphosée, robotisée ou fanatisée en sens unique pour que l’événement puisse survenir. On a retenu l’année 2023 comme point de chute, et nous verrons plus tard pourquoi, mais on aurait tout aussi bien pu choisir 2025, date à laquelle, par exemple, le niveau de vie des retraités français commencera drastiquement à décliner24, et avec lui leur capacité à transférer une partie de leurs moyens à leurs enfants et petits-enfants dans le besoin, l’un des principaux amortisseurs sociaux de la France contemporaine avec son État-providence aux abois. Mais ces digues qui tiennent pour l’instant la France à l’abri d’une explosion sociale se fendillent à une allure telle que le choix de 2023 reste parfaitement sensé.

 

En l’absence d’un quelconque don de prescience, il nous faut commencer par admettre que la vie a beaucoup plus d’imagination que n’importe lequel d’entre nous, et que par conséquent, comme l’avait écrit Alphonse Allais, « la prévision est difficile, surtout lorsqu’il s’agit de l’avenir ». C’est que les diverses méthodes prospectives excellent à deviner ce qui doit arriver, à condition que cela corresponde aux schémas du présent, la seule matière disponible pour ceux qui s’aventurent à penser l’avenir. Ils mettent de côté l’imprévisible, qui est l’essence même de toute révolution. On peut cependant se permettre d’imaginer cette dernière, car ces mêmes méthodes traditionnelles de prévision nous y amènent bien malgré elles.

 

La plus courante, l’extrapolation, qui parie sur l’inertie des grands phénomènes pour tracer plus loin les courbes et les tendances, annonce un avenir sombre pour l’Hexagone d’un point de vue économique. Combiné à l’expérience historique qui nous rappelle que la France est le pays révolutionnaire par excellence, l’ensemble commence à donner du poids à notre hypothèse. On peut aussi s’inspirer d’exemples extérieurs, dans un monde à nouveau soulevé de convulsions populaires sur tous les continents. Et si l’on préfère la méthode Delphi qui table sur le consensus des experts, nous verrons qu’un nombre intéressant de ceux qui se consacrent à l’étude de la société s’accordent à prédire de sérieux troubles à venir. On reste toutefois dans le domaine de l’humain, de l’intangible, dans le chaos des phénomènes de foule, mais il est à notre portée de détecter les faits porteurs d’avenir, quand bien même ils seraient passés inaperçus aux yeux du plus grand nombre, quitte à laisser les évidences lourdes de tant de passé aux grands médias qui sont faits pour cela et qui en font déjà l’article chaque matin ou chaque soir.

 

S’il n’est pas question ici de professer au premier degré un quelconque volontarisme révolutionnaire, et sans prétendre disposer d’une quelconque légitimité en la matière, nous avons toutefois choisi de conclure l’ouvrage par une courte fiction qui plongera le lecteur au cœur de l’événement. Un scénario qui s’appuie sur l’histoire récente du pays et les aspirations, qu’elles soient ou non contradictoires, des probables acteurs d’un hypothétique soulèvement français. Une version parmi d’autres, celle d’une révolte bien partie qui devient révolution, et qui n’est que l’une des nombreuses ramifications de l’arbre des possibles qui se dresse devant nous. Les autres branches représentent pour la plupart des solutions moins heureuses, comme cette menace d’une guerre civile qui est de plus en plus couramment évoquée par des voix autorisées, ou le dépérissement pur et simple de la France et du peuple français en général. Faisant le choix de l’optimisme raisonné qui est, paraît-il, la meilleure disposition d’esprit pour ceux qui s’essayent à la prospective, elle permettra de mettre en mouvement l’analyse du terrain et des forces en présence, de l’illustrer pour lui faire prendre corps et lui donner un rythme. Les révolutionnaires étant par définition tendus vers l’avenir, ils pensent avec Saint-Exupéry qu’« il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible ». On le répète, ceux qui attendent du présent ouvrage une méthode clé en main ou un appel de plus à la révolte en seront pour leurs frais. Nous ne prétendons pas avoir de certitudes sur la « nécessité historique » d’une nouvelle révolution française, sur l’imminence de son déclenchement ni même sur la somme des bienfaits qu’il y aurait à en tirer et des déboires qu’elle pourrait occasionner ; mais il est plus que légitime d’explorer cette hypothèse, de l’emmener aussi loin que le format d’un tel volume nous le permettra, pour se laisser emporter par les grands courants souterrains qui agitent la population et prendre la mesure de l’écart creusé entre cette dernière et l’élite qu’elle croit encore – chaque jour un peu moins – s’être choisie. Il s’agira d’embrasser d’un large regard toute l’étendue du malaise français, mais aussi la vivacité intellectuelle avec laquelle ce peuple, imperturbablement, refuse de se laisser entraîner dans ces profondeurs qu’il juge indignes de lui.

Site web de l'auteur

www.verslarevolution.fr

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