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2017 : War with Russia (Note de lecture)

Par Philippe Fabry

En mai 2016, l’ancien DSACEUR – soit Deputy Supreme Allied Commander in Europe, ou Commandant suprême adjoint des forces alliées en Europe – le général britannique Richard Schirreff, a publié un roman de guerre intitulé War with Russia.

La qualité passée de l’auteur du livre a évidemment suscité l’intérêt : le livre, qui se présente comme unwargame comme pouvait l’être l’excellent Tempête Rouge (Red Storm Rising) de feu Tom Clancy, permet de se faire une idée de la manière dont les hauts gradés de l’OTAN considèrent l’état des forces en Europe, et envisagent comment se déroulerait un conflit, avec une garantie de sérieux.

Russia

Je voudrais évoquer aujourd’hui le contenu de ce livre, non pas d’un point de vue littéraire, mais en tant qu’ouvrage géopolitique – et d’une certaine manière objet géopolitique, en tant que témoignage d’un officier de l’OTAN. J’ai lu, pour ce qui me concerne, ce livre comme un essai rédigé par un professionnel de la guerre – Schirreff dit lui-même, dans son avant-propos, que s’il a rédigé un roman au lieu d’un essai ou d’un article pour un think tank, c’est parce que les essais et articles de think tank ne sont lus que par d’autres think tank, et que lui-même souhaitait alerter le grand public et non des spécialistes censés avoir déjà tous les éléments pour comprendre la situation en leur possession.

Voici le scénario imaginé par Schirreff (je précise qu’il s’agit évidemment d’un spoiler total de l’intrigue) ; je ne m’intéresserai pas à l’aspect purement romanesque, aux personnages, pour me concentrer sur les phases du wargame :

– En mai 2017, des Spetsnaz enlèvent par ruse, en Ukraine, des personnels militaires américains présents dans le pays comme instructeurs. Le pouvoir russe, sous la couverture des rebelles du Donbass, utilise ces prises pour réaliser des vidéos du même genre que celles des preneurs d’otages terroristes, dans lesquelles les jeunes soldats américains doivent expliquer qu’ils sont dans le pays pour mener la guerre des Etats-Unis.

– Pour protéger leurs personnels, ou se donner l’illusion de le faire, les Américains entament des vols de patrouille au-dessus du territoire ukrainien, ce qui est l’occasion d’une première escarmouche dans laquelle deux T-50, avion furtif dernier-né de l’aviation russe, attaquent par surprise deux F-16 qui sont descendus tout en parvenant à abattre l’un des T-50. La propagande russe annonce alors qu’un T-50 russe isolé en patrouille a été attaqué par deux F-16 américains mais a réussi à les descendre.

– A Moscou, Vladimir Poutine décide qu’après plusieurs années à saper l’unité de l’OTAN, il est temps de parachever son oeuvre en reconstituant le glacis territorial occidental de la Russie tout en refaisant l’unité du monde russe. Il est décidé que seront envahis l’Est ukrainien, afin d’établir la continuité territoriale terrestre avec la Crimée, ainsi que les pays baltes : le président russe et ses conseillers considèrent que s’emparer de ces trois petits pays membres de l’OTAN portera un coup décisif à l’Alliance, en montrant la détermination russe, d’une part, et surtout en démontrant l’incapacité de l’Alliance à protéger efficacement ses membres : en effet les Russes comptent déclarer une fois l’invasion effectuée que toute attaque otanienne sur le territoire des états baltes sera considérée comme une attaque contre le sol russe et motivera une riposte nucléaire. Poutine espère provoquer ainsi l’éclatement de l’OTAN et l’un de ses conseillers lui fait remarquer que, détenant trois états membres de l’UE (que sont aussi les états baltes), la Russie pourra alors, en position de force, exiger de l’Union les prêts de ses fonds d’investissement et toutes les subventions afférentes à la qualité d’état-membre.

– Dans les jours qui suivent, une école du Donbass est détruite par un tir de roquette et 80 enfants sont tués. Les Russes accusent le gouvernement ukrainien – alors qu’il s’agit d’une manoeuvre russe – et Poutine prend prétexte du massacre pour lancer une invasion de l’Est ukrainien.

– En Lettonie, les Spetsnaz assassinent les chefs des mouvements nationalistes de la minorité russe en Lettonie afin d’attiser l’antagonisme entre la population des « sous-citoyens » russes et la majorité lettone. Une grande manifestation de la minorité russe est organisée à Riga, capitale de la Lettonie, au cours de laquelle trois jeunes étudiantes russes sont assassinée par un sniper spetsnaz tandis qu’un autre agent tire au milieu de la foule avec une mitrailette pour faire croire à l’oeuvre d’un nationaliste letton. Des troubles entre russes et lettons éclatent qui permettent à la propagande russe d’évoquer la nécessité d’aller protéger la minorité.

– Le Conseil de l’Alliance Atlantique se réunit et les plus hauts gradés, le SACEUR et le DSACEUR, ainsi que le secrétaire général de l’Alliance, un polonais, et les pays Baltes cherchent à pousser dans le sens d’un renforcement militaire immédiat et préventif des États baltes, mais l’Allemagne craint d’énerver les Russes, les Grecs refusent d’être hostiles à leur frères orthodoxes russes, et les Hongrois s’y opposent également. Les Etats-Unis décident unilatéralement d’envoyer quelques avions en renfort.

– Après avoir lancé une cyberattaque massive, la Russie envahit les pays baltes, notamment par de grandes opérations aéroportées. Au cours de l’attaque, deux petits navires de guerre allemand et britannique sont détruits.

– L’invasion des pays baltes, associée à la destruction des navires, oblige les Britanniques et les Allemands à soutenir désormais l’activation de l’article 5 de l’OTAN, la solidarité militaire entre ses membres. Cependant, plusieurs pays rechignent à s’engager réellement sur le sentier de la guerre. Les Britanniques décident d’envoyer en Baltique le Queen Elisabeth, leur tout nouveau porte-avion, qui n’a pourtant pas reçu ses appareils, des F-35. Il est donc chargé d’hélicoptères et d’une brigade amphibie et accompagné d’un groupe aéronaval bricolé avec ce qui est disponible, mais les Britanniques n’ont que l’intention de faire un acte symbolique, sans se montrer menaçants.

– En Lettonie, Vladimir Poutine fait une visite à Riga pour servir sa propagande de victoire, mais durant sa visite un groupe de résistants lettons abat un hélicoptère militaire russe devant les caméras et Poutine est évacué, devenant la risée d’Internet après avoir trébuché dans la boue. La résistance dans les pays baltes est motivée par l’humiliation de Poutine et la pacification est moins aisée que les Russes ne l’avaient espéré.

– Poutine, piqué au vif, donne l’ordre de couler le Queen Elisabeth à l’un de ses sous-marins de la Baltique, ce qui est fait. Le coup porté à la marine britannique est terrible, mais cela a l’effet positif de ressouder l’OTAN et de faire taire les voix discordantes dans l’Alliance.

– A Moscou, la position de Poutine est affaiblie : sa stratégie semble prendre l’eau avec le regain de solidarité otanienne, et son humiliation lettonne a entamé son image d’homme fort.

– Côté OTAN, la stratégie de riposte s’élabore. Considérant la grande difficulté de reprendre les pays baltes par une invasion, ajoutée au fait que Poutine menace une riposte nucléaire en cas d’attaque, les chefs de l’OTAN recherchent une solution alternative. Ils jugent alors que, pour poursuivre l’humiliation de Poutine, il faut carrément s’emparer d’un morceau de Russie et s’en servir pour rançonner Moscou et obtenir l’évacuation des pays baltes. L’enclave de Kaliningrad est jugée la cible idéale, mais plusieurs batteries de missiles Iskander nucléaires s’y trouvent. Et comme il s’agit de sol russe, une riposte nucléaire, y compris sur Varsovie ou Berlin, est à craindre.

– Les chefs de l’OTAN décident alors de monter l’opération suivante : les forces de l’OTAN sont massée au nord-est de la Pologne, et une cyberattaque devra neutraliser les communications du système de frappe nucléaire russe le temps que des opérations commando et aéroportées s’emparent des batteries de missiles Iskander et les réorientent afin qu’en cas de tir elles frappent le territoire russe. La cyberattaque est rendue possible par un virus nommé « Raspoutine » placé par les Britanniques dans le système russe en utilisant l’ordinateur piraté d’un haut gradé russe. Les forces aériennes doivent aussi profiter du blackout pour détruire un maximum de défenses anti-aériennes russes et établir une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’enclave, ouvrant ainsi la route à une invasion des forces otaniennes stationnées en Pologne.

– Le plan otanien est mis en branle et fonctionne. Kaliningrad tombe aux mains de l’Alliance et les Russes, privés de leur principal moyen de chantage nucléaire à l’Ouest, sont contraints de libérer les pays baltes. à la mi-juillet.

– Au mois d’août, on apprend que l’hélicoptère de Vladimir Poutine s’est crashé en Sibérie alors qu’il allait effectuer une action écologique afin de tenter de redorer son blason international bien écorné. On comprend qu’il a en fait été liquidé par les grands barons russes, et la possible arrivée au pouvoir d’un dangereux nationaliste inquiète l’OTAN.

Voilà pour le scénario.

Pour ce qui est des informations annexes, on notera un portrait assez pessimiste, politiquement, de l’OTAN, grevé de profondes dissensions entre États membres, paralysant énormément les réactions dans un premier temps, favorisant la progression russe sans encombre.

D’autre part, Schirreff dresse un tableau également pessimiste de l’état des forces armées en Europe, et notamment de la préparation militaire de l’OTAN, au sens d’aptitude au combat : la force de réaction rapide serait pour l’instant essentiellement illusoire. Il insiste lourdement, et ce n’est pas  surprenant de la part d’un britannique, sur l’état lamentable des forces armées du Royaume-Uni, épuisée après l’Afghanistan et l’Irak, puis saignée par les coupes budgétaires de Cameron.

Le scénario présenté par Schirreff n’a rien de « farfelu », et il est au contraire extrêmement vraisemblable que les premières étapes d’une action russe de grande ampleur en Europe de l’Est commence suivant ce scénario.

A vrai dire, le scénario tel que présenté dans son intégralité par Schirreff se rapproche de ce que j’imagine dans mon dernier livre comme scénario le moins pire dans la mesure où l’armée russe ne va pas plus loin à l’Ouest que Kaliningrad.

Cependant, j’y trouve plusieurs choses à redire qui font que les choses ne seraient sans doute pas si faciles que l’aventure qui se terminerait au bout de deux mois par une défaite russe et une heureuse disparition de Vladimir Poutine :

–  Schirreff ne parle nullement de la Biélorussie, qui sera pourtant vraisemblablement victime de l’impérialisme poutinien sinon avant l’est ukrainien, du moins avant les pays baltes, ainsi que je l’ai déjà expliqué ici. Elle le sera parce que, comme l’Ukraine, elle est une cible hors de l’OTAN et permet d’encercler entièrement les pays baltes. Et d’ailleurs elle le sera probablement aussi avant l’Ukraine parce que l’occupation de la Biélorussie donnerait à la Russie une situation stratégique bien plus favorable par rapport à Kiev.

– Ensuite, cette humiliation de Poutine par des résistants lettons est, certes, le genre d’épisode inattendu dont l’Histoire est pleine, mais compter sur un tel coup pour fragiliser psychologiquement le président russe et le pousser à la faute – dans le livre, couler le Queen Elisabeth, ce qui soude l’OTAN alors que toute la stratégie de Poutine jusque-là était de le diviser – est un peu léger, à mon sens. S’il faut compter sur un tel accident pour pouvoir envisager un scénario de guerre si favorable, in fine, à l’OTAN, alors c’est mauvais signe. Et en lisant le livre, on se demande bien ce qu’il se serait passé sans cela, et cela aurait vraisemblablement été une victoire russe stratégique : un éclatement de l’OTAN, une soumission de l’Europe en attendant que les Etats-Unis, presque seuls, arrivent à monter une contre-attaque.

– Enfin, le virus permettant la cyberattaque coupant le système de contrôle nucléaire russe apparaît vraiment comme un deus ex machina pour terminer rapidement le conflit.

Donc, si je dois dire l’impression que me laisse le livre lu comme un essai géopolitique, c’est un témoignage très intéressant de haut gradé sur l’état des forces otaniennes, sur les dissensions politiques qui affectent l’Alliance, sur ses possibles et éventuels moyens d’action, et également sur ce qu’il ressort des wargames menés par les officiers d’état-major de l’OTAN.

En revanche, et quoique Schirreff lui-même dise qu’il cherche à alerter l’opinion sur le grand danger imminent d’une guerre avec la Russie, il le fait finalement en présentant un scénarion extrêmement optimiste sur le terrain, où le pire, sinon le simple mal, est souvent frôlé sans être véritablement rencontré. En d’autres termes, si Schirreff avait vraiment poussé le réalisme jusqu’au bout, je pense que son livre aurait montré une guerre bien pire que celle qu’il montre en définitive, passée l’invasion russe des pays baltes.