
L’Édito de Roland Lombardi, directeur de la rédaction du Diplomate média
Ils ont l’air surpris, nos bons esprits bruxellois. Comme si la marée pouvait s’arrêter par décret ou par de nouvelles normes. Or, depuis janvier, une évidence se dessine : la révolution conservatrice américaine — disons les choses crûment, la révolution Trump — est en train de traverser l’Atlantique. Et les palais feutrés de l’UE se découvrent une peur nouvelle et vraie celle-là : non pas Moscou, non pas Pékin, mais les peuples européens qui, connectés, informés autrement, n’achètent plus les catéchismes d’hier. Quand on perd le monopole de l’information, on perd tôt ou tard le monopole du pouvoir. Les chancelleries européennes l’ont compris ; elles s’affolent.
La fin de l’innocence stratégique
Quant à la nouvelle Stratégie de sécurité nationale américaine (NSS 2025), elle n’est pas un énième tract : c’est un retour au réalisme. Le texte acte une hiérarchie simple : Chine premier compétiteur systémique ; Russie puissance perturbatrice régionale mais partenaire potentiel et souhaitable ; priorité au réarmement industriel, technologique et militaire ; protection des infrastructures critiques ; souveraineté des frontières ; et réaffirmation sans lyrisme de l’intérêt national. Pas de messianisme, pas de croisade, plus d’ingérence (doctrine Monroe), une méthode : empêcher que d’autres transforment le monde contre nous. On peut ne pas aimer. Mais on doit lire et peut-être s’en inspirer…
Et si l’on préfère une synthèse sans fard, relisez notre décryptage : la NSS 2025 marque bien là aussi une révolution, une rupture avec l’idéalisme progressiste et l’échec des aventures néo-conservatrices des trente dernières années.
Cette lucidité américaine tranche avec l’anesthésie cérébrale européenne. Comme je l’écris depuis des années, avec mes collègues de l’école réaliste, nous assistons à la fin du cycle occidental (cinq siècles) et à la fin du Siècle américain, précipitées par l’aveuglement des élites progressistes et néoconservatrices depuis 1993 — Clinton, Bush fils, Obama, Biden : grand chelem des erreurs idéologico-stratégiques. Dans Sommes-nous à la fin de l’histoire ? (VA Éditions), j’enfonçais le clou et confirmais, avec la défaite de Donald Trump et la victoire de Joe Biden en 2020 : le Siècle chinois s’ouvrait inévitablement sous nos yeux.
Or Trump est de retour depuis janvier 2025, et voilà qu’un sursaut devient imaginable, possible… Reste à savoir si l’Occident et son ventre mou, l’Europe, a encore quelques abdominaux…
Vance à Munich : « Écoutez ce que votre peuple vous dit »
En février dernier, à Munich, le vice-président JD Vance n’était pas venu jouer du violon : il a parlé cymbales. Message franc et direct aux Européens : le danger principal n’est pas à l’Est ni au Sud, il est dans vos propres palais, chez des dirigeants déconnectés des réalités et hors-sols qui gouvernent contre leurs peuples. « Écoutez ce que vos peuples vous disent », avait-il lancé, rappelant une évidence démocratique trop oubliée ces temps-ci. On pouvait s’en offusquer ; on aurait mieux fait de l’écouter car son diagnostic était plus que juste. Pas sûr que le vice-président lise mes écrits mais c’est exactement ce que j’écrivais en novembre 2023, dans un article intitulé : Et si le véritable danger de l’Occident était finalement ses « chefs » ?
Qu’on se rassure : les médias traditionnels avaient traduit le discours de Vance par « isolement américain ». En réalité, c’est un rappel à l’ordre : si l’Europe veut compter, qu’elle redevienne puissance — d’abord dans ses têtes… mais sûrement pas sous la forme actuelle !
La NSS 2025 suit la même ligne : priorité Indo-Pacifique, technologies, chaînes de valeur ; et une critique féroce des leaders européens – et non des peuples européens comme essaient déjà de nous le faire croire les grands médias traditionnels – aux manettes d’une Europe qui n’est plus « le théâtre central » mais un allié utile s’il assume le langage de la puissance. C’est froid, mais tellement vrai ! Pas étonnant dès lors que les atlantistes déboussolés de nos contrées et les eurocrates hystériques aient poussé des cris d’orfraie à l’instar de l’inénarrable Thierry Breton : « c’est humiliant ».
En attendant : soit l’UE se réforme (peu probable avec la caste dirigeante actuelle) ou se transforme, soit elle deviendra une périphérie stratégique et sortira de l’Histoire, comme cela a déjà bien commencé malheureusement…
Quand la révolution numérique casse le prêche
Pourquoi le vent tourne-t-il ? Parce que l’écosystème médiatique a muté (Lire dans nos colonnes l’entretien d’Édouard Chanot). Internet, plateformes, IA, médias alternatifs : tout un pays profond — l’Amérique périphérique — a cessé d’avaler la doxa des mainstreams. C’est en partie ainsi, grâce aux médias alternatifs, que Trump, la bête noire et l’homme à abattre du Système, a finalement été réélu magistralement. Et c’est exactement cela que redoute la caste dirigeante européenne : la « désintermédiation ». Quand l’intermédiaire perd la main, il crie à la « désinformation », à la fake newscomme d’autres criaient autrefois à « l’hérésie ».
D’où la tentation du contrôle voire même de la censure. En France, l’Arcom est vent debout contre les discours « séditieux » et l’idée d’une « labellisation » des médias a déclenché une polémique salutaire : quand le pouvoir veut distinguer les « bons » médias des autres, l’Esprit des lois se gratte la gorge.
À Bruxelles, la sanction et l’amende infligées à X (plateforme d’Elon Musk) a donné lieu à des justifications procédurales impeccables — transparence, DSA, tout ça — mais personne n’est dupe du message politique envoyé aux dissidents numériques. Même Washington s’en est agacé.
Morale de l’histoire : s’ils ne peuvent plus convaincre, nos dirigeants tenteront de contraindre tels des Torquemada de la bien-pensance et du politiquement correct. On connaît la suite : quand le discours public s’étiole, la censure pousse comme le chiendent.
Ukraine : La guerre comme paravent et cache-misère
Dans ce tableau, l’Ukraine est devenue moins une cause qu’un paravent et un cache-misère d’une Union européenne devenue folle et à bout de souffle. Pendant que Kiev accumule revers et scandales, des technocrates non-élus et des dirigeants mal élus de l’UE s’agitent « comme des cabris » pour faire durer un conflit ingagnable, espérant masquer l’addition énergétique, industrielle et budgétaire d’un pari géostratégique totalement désastreux : s’opposer à la Russie, qui était pourtant un partenaire énergétique, économique et même géopolitique naturel, pour défendre une Ukraine dont le pouvoir est corrompu jusqu’à l’os. Pourquoi ?
Une des raisons, et non des moindres, est le fait qu’une paix rapide — même imparfaite — dynamiterait en une matinée le storytelling héroïque d’un Zelensky, ce « Churchill d’opérette » qu’on nous a vendu ad nauseam. Elle ouvrirait surtout la porte à des audits gênants sur les circuits de l’argent de l’aide occidentale – civile et militaire – depuis 2022 (plus de 500 milliards d’euros jusqu’ici !) qui éclabousseraient peut-être certains responsables européens (comme dernièrement l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson) trop enthousiastes dans la distribution de contrats et peut-être même sur de potentielles, belles et juteuses rétrocommissions dans certains cas comme avec les vaccins et le Pfisergate… Les cris vertueux masquent parfois et souvent des peurs comptables…
La NSS 2025, elle, n’idéalise pas : soutien à Kiev oui… mais avec un strict service minimum ; et surtout éviter la confrontation simultanée avec Moscou et Pékin. C’est la realpolitik minimale et flexible d’un empire qui gère ses priorités, ses intérêts et qui ne veut plus imposer sa morale et s’ingérer dans les affaires du monde de manière irresponsable et inconséquente.
Huntington, Justinien et le mode d’emploi Trump
S’inspirant de la vieille stratégie de l’Empire britannique (jamais de puissance continentale en Europe potentiellement rivale et surtout jamais d’alliance de celle-ci avec la Russie), les États-Unis depuis au moins 1918 jusqu’à l’administration Biden, ont toujours fait en sorte que l’Europe, la CEE puis l’Union européenne soit faible et divisée, un simple réservoir de 500 millions de consommateurs sans âmes, et au grand jamais, empêchée par tous les moyens de se rapprocher de Moscou. Et oui, imaginez une Europe des nations, partenaire et alliée avec la Russie… Quel cauchemar pour les atlantistes et les stratèges chinois, ils n’en dormiraient plus de la nuit !
Or les temps ont changé. Les réalistes et pragmatiques au pouvoir aujourd’hui à Washington ont compris que l’Empire du Milieu est devenu trop dangereux pour leur hégémon mondial et qu’il est en passe de réaliser son ambition, assumée et officielle, de régenter la planète à l’aune de 2049…
Ainsi, pour ne pas disparaître, comme l’écrivait justement Samuel Huntington dans son Choc des civilisations (1996), une civilisation doit s’assumer, protéger ses frontières, ses normes, ses intérêts, et s’allier avec ses proches plutôt que rêver d’un monde sans bords. Afin d’éviter « l’effacement civilisationnel », Trump applique, d’instinct et à sa manière, ce manuel qu’il n’a sûrement pas lu : États forts (oui il méprise Macron et la plupart des « chefs » européens car ils sont méprisables ; il préfère plutôt et respecte Meloni, Orbán aux machins supranationaux), cohésion interne (réduction de l’idéologie « woke » et régulation de l’immigration), alliance d’Occidentaux adultes — États-Unis + Europe des nations —, recomposition voire rapprochement avec la Russie (et si possible l’Inde) face au bloc chinois. On peut juger l’architecture ambitieuse ; elle a le mérite d’être lisible.
Pour ne pas vouloir comprendre cela, il n’y a que les européistes progressistes, mondialistes, globalistes et fédéralistes, aux ordres des « puissances de l’argent » (Mitterrand), pour entretenir un véritable « suicide expiatoire » (Alexandre Del Valle), poursuivre la désindustrialisation du Vieux Continent et laisser les frontières ouvertes aux quatre vents, à « toute la misère du monde », en espérant toujours plus « d’esclaves ubérisés ». Aux ordres aussi du complexe militaro-industriel américain (qui court-circuite la Maison Blanche), pour faire capoter coûte que coûte la paix en Ukraine allant jusqu’à risquer un conflit direct et cataclysmique avec la Russie.
J’avais écrit juste avant sa réélection en novembre 2024 « Donald Trump sera-t-il le Justinien de l’Empire américain… et de l’Occident ? » : la comparaison vaut pour le sursaut. Comme l’empereur de Constantinople, il peut ralentir le déclin, réagencer l’édifice, le consolider — pour un temps. L’Histoire est cruelle : Justinien (38 ans) pour l’Empire romain, Napoléon (15) pour le Siècle français, Churchill (moins de 10) pour le Siècle britannique. Les sursauts existent donc mais ils durent rarement. Or c’est parfois la seule alternative qui nous est donnée.
Pourquoi l’Europe panique (et comment elle peut essayer encore se sauver)
Ce que Vance a dit tout haut est l’évidence que beaucoup pensent tout bas : le problème de l’Europe, ce sont ses dirigeants. Des gens hors-sols qui confondent gouverner et moraliser, qui punissent les thermomètres et voudraient labelliser l’information comme la météo. Plus tragiquement, qui veulent abattre, pour une seule pauvre bête malade, des troupeaux entiers sans fondements sérieux et changer les résultats des élections quand les peuplent « votent mal » comme en Roumanie et ailleurs ! Ils ont fait du droit le cache-sexe de l’impuissance, de la norme l’excuse du renoncement. Et quand la rue gronde, ils hurlent à la manipulation. Or les peuples n’ont pas besoin de Moscou ni de Palo Alto pour voir que l’énergie est chère, l’industrie s’effrite, l’insécurité progresse et la promesse européenne se dévalue et ne fait plus rêver personne.
La révolution Trump les terrifie car elle est contagieuse : elle redonne voix aux majorités silencieuses, elle brise l’oligopole narratif, elle met à nu l’échec d’une gouvernance incompétente qui a préféré punir plutôt que produire. D’où la fureur contre Musk, symbole d’une désintermédiation qu’ils ne contrôlent plus, et qui le leur rend bien en affirmant que « l’UE (comparée au IVe Reich !) devrait être abolie » et que l’on devait « rendre la souveraineté aux pays individuels ».
Les démocraties européennes, faibles, imparfaites et malades sentent venir le choc électoral — et certaines se rêvent en censeurs pour retarder l’inéluctable. Peut-être craignent-elles aussi un choc plus violent avec des soulèvements. D’où alors l’accélération du fédéralisme et cette nouvelle lubie d’un réarmement à outrance (avec des armes américaines !), moins pour contrer une invasion russe totalement irréaliste et illusoire que pour mater d’éventuels soulèvements populaires, des révolutions, qui sait ? N’oublions jamais que l’organisation de toute société est basée sur la guerre, l’autorité d’un État sur son peuple a toujours résider dans sa puissance de guerre…
Les États ou les ensembles d’États sont parfois comme les hommes : plus ils sont faibles, plus ils sont aigris et méchants. Voici comment s’expliquent alors les dérives orwelliennes, liberticides et autoritaristes en cours de l’UE qui ressemble de plus en plus à l’URSS en fin de règne. Toutes les bulles finissent par éclater…
Pourtant, une autre voie existe. Elle tient en trois verbes : protéger, produire, transmettre. Protéger nos frontières et nos intérêts ; produire énergie, technologies, armements ; transmettre ce que nous sommes. C’est exactement le lexique de la NSS 2025 — avec, en filigrane, l’invitation à une Europe utile parce que puissante.
Sursaut ou disparition
L’Europe n’a pas d’« essence » politique : elle a des habitudes. Les mauvaises se soignent par le réel. La révolution qui vient — numérique, conservatrice, américaine, puis européenne — n’est pas une malédiction : c’est une opportunité. Elle nous dit : sortez des idéologies et du moralisme performatif, revenez à la puissance, racontez moins, faites davantage.
Sinon ? Sinon, nous deviendrons la banlieue polie d’un monde et d’une Histoire que d’autres écrivent déjà. Au mieux un vieux musée délabré, au pire un nouveau Tiers-Monde ! C’est un choix existentiel. L’Histoire ne connaît pas le vide : ceux qui renoncent à la force finissent par subir celle des autres.
Sursaut ou disparition — voilà donc l’ultimatum. Autrement dit : « C’est le souverainisme ou la mort », comme l’a justement affirmé Philippe de Villiers.
Trump et ses équipes ont choisi : les États-Unis vont se battre pour rester une puissance. À l’Europe, « faible » et « déclinante » (Trump), de se ressaisir et décider si elle veut redevenir adulte… ou continuer de gronder contre le vent, tout en s’étonnant que les moulins tournent. Il ne s’agit plus d’un débat, mais d’un compte à rebours.
