Par Giuseppe Gagliano / 2 août 2025
Source : Entretien avec Bernhard Wicht publié par Géopolitique Profonde à propos de son ouvrage Guerres en Europe : gangs contre milices privées, éditions Jean-Cyrille Godefroy.
Alors que les grands médias relaient sans relâche le mantra de la « menace russe », amplifié par des documentaires à thèse comme celui diffusé par TMC et centré sur un Poutine agresseur prêt à frapper l’Europe, le livre de Bernhard Wicht rompt avec cette narration dominante et s’impose comme une réflexion à contre-courant. Dans Guerres en Europe : gangs contre milices privées, l’auteur, spécialiste suisse de stratégie militaire et enseignant à l’Université de Lausanne, invite à détourner le regard de l’image figée de la Guerre froide pour affronter les véritables défis qui menacent aujourd’hui le tissu social européen.
La menace ne vient pas de l’Est, mais de l’intérieur
Wicht ne nie pas la dangerosité potentielle de la Russie, mais il en relativise fortement la portée stratégique. La Russie, rappelle-t-il, n’a même pas été en mesure de lancer une véritable offensive de grande ampleur en Ukraine, un pays pourtant considéré par Moscou comme faisant partie intégrante de son espace géopolitique. Ce n’est pas tant une stratégie de retenue qu’un aveu de faiblesse structurelle : démographie en berne, moyens limités, économie sous tension. Dès lors, alerter l’opinion publique sur une hypothétique invasion de la Baltique ou de la Pologne relève davantage du réflexe conditionné que de l’analyse rationnelle.
La véritable menace pour l’Europe, avertit Wicht, est interne, diffuse, fragmentée et souvent invisible : c’est la dégénérescence sociale et politique d’États de plus en plus impuissants face à l’éclatement de la violence. La guerre, en effet, n’est plus l’apanage exclusif des armées régulières. Elle est devenue un patchwork d’acteurs irréguliers : milices idéologisées, bandes criminelles, mercenaires jihadistes. Ce nouveau visage du conflit est enraciné dans l’économie grise, qui finance et alimente une nébuleuse de combattants recrutés dans les zones instables du Moyen-Orient et de l’Afrique.
Le retour des mercenaires et de la guerre sans État
Wicht montre clairement que la guerre moderne ne se structure plus autour de l’affrontement symétrique entre États souverains. Il prend pour exemple le conflit du Haut-Karabakh, où l’Azerbaïdjan a délégué une grande partie des opérations à des mercenaires syriens et à d’anciens jihadistes recyclés, avec le soutien logistique de la Turquie. Il en va de même pour l’Ukraine, où le tristement célèbre bataillon Azov a agi comme acteur semi-privé, opposé aux mercenaires du groupe Wagner du côté russe. Dans les deux cas, l’État délègue la violence à des forces armées informelles, affranchies des cadres juridiques et éthiques.
Selon Wicht, il est illusoire de penser que cette logique reste cantonnée aux périphéries du monde. L’Europe est déjà, à basse intensité, le théâtre de dynamiques similaires. L’exemple des banlieues françaises – où des bandes ethniques et des clans armés défient l’État sur le terrain du contrôle territorial – est emblématique. Lorsque 200 véhicules équipés de lance-roquettes RPG-7 défilent dans les quartiers de Dijon pour venger un affront, nous ne sommes plus face à une simple émeute urbaine : c’est un embryon de guerre hybride.
C’est le même constat inquiétant que font nombre de membres et responsables sécuritaires français et européens.
De même, comme le rappelait Roland Lombardi, géopolitologue, directeur de la rédaction du Diplomate média, dans un récent article de son média à propos des dernières émeutes anti-immigrés en Espagne :
« Les émeutes et les affrontements intercommunautaires actuellement en Espagne, comme celles du même type, récemment en Irlande ou encore celles de l’année dernière en Grande Bretagne, en Allemagne ou en Suède, ainsi que les tensions croissantes entre autochtones et étrangers partout en Europe, révèle un grave et profond problème pour l’Europe. Et ce n’est qu’un début, car ces scènes vont se multiplier, s’intensifier et s’aggraver à l’avenir sur le Vieux continent. L’immigration est le grand défi géopolitique et sécuritaire de l’Europe et de la France — et non la Russie, comme on veut nous le faire croire – car il en va de la stabilité, de la cohésion sociale voire de la survie même de certains pays européens. L’exemple de la France est d’ailleurs le plus inquiétant. Le pays est sur un véritable baril de poudre. Car lorsque vous avez des jeunes gens, issus de l’immigration, qui provoquent des émeutes pour un oui ou pour un non, même pour des évènements qui devraient être pourtant purement festifs, quand vous avez des délinquants, toujours issus pour la plupart de l’immigration, qui attaquent des prisons, des commissariats et qui s’en prennent systématiquement à tout ce qui représente l’État français, et qui agressent même – impensable dans aucun autre pays ! – des policiers ou des gendarmes, avec parfois la pire des violences et la volonté de tuer, de manière gratuite et en toute impunité, quasiment tous les jours et à travers tout le pays, et bien dans les études et les analyses des conflits, on appelle tout simplement cela, une situation de pré-guerre civile ! L’histoire récente nous apprend malheureusement que justement les guerres civiles modernes commencent toujours avec ce genre d’évènements, les sociétés multiculturelles étant toujours des sociétés multi-conflictuelles, surtout en période de crise économique… »
Les nouveaux sièges urbains et l’importation du modèle Hamas
La guerre urbaine – celle des raids et des sièges éclairs – n’est pas un phénomène nouveau pour ceux qui observent avec attention. Wicht cite l’exemple peu connu mais inquiétant de la prise de Marawi, aux Philippines, par le groupe jihadiste Maute. Des combattants lourdement armés s’infiltrent dans la ville, prennent des otages et forcent l’armée philippine à bombarder ses propres citoyens pour reconquérir le centre-ville. Ce schéma, selon lui, préfigure l’attaque de Hamas du 7 octobre 2023 : une incursion planifiée avec des objectifs militaires clairs – non pas la conquête du territoire, mais l’humiliation de l’État ennemi par la destruction de ses infrastructures et la prise d’otages.
Il ne s’agit pas ici de défendre politiquement ou moralement le Hamas – Wicht est très clair dans son rejet de toute justification du massacre en cours à Gaza – mais d’en analyser la logique militaire. Et c’est un modèle qui pourrait se reproduire en Europe : non pas avec des milices idéologiques, mais avec des groupes criminels organisés et armés.
L’État moderne a désarmé les citoyens, pas les gangs
L’un des passages les plus incisifs de l’entretien concerne le rôle de l’État moderne. S’inspirant des travaux de Norbert Elias, Wicht soutient que la construction de l’État contemporain repose sur le retrait progressif au citoyen du droit à la violence. Le guerrier est devenu contribuable. Mais ce processus de « civilisation » a fini par laisser désarmées et impuissantes les populations que l’État est censé protéger.
Pendant ce temps, les périphéries se remplissent de Kalachnikov, et les opérations de police servent à confisquer les vieux fusils hérités des grands-parents dans les villages. Le résultat ? Un désarmement matériel et surtout moral : un citoyen de plus en plus passif, découragé de se défendre. L’État, au lieu de réprimer les gangs, finit par négocier avec eux un équilibre précaire – comme dans les grandes villes américaines, où la tolérance sélective envers le trafic de drogue sert à maintenir une paix relative au profit du tourisme intérieur.
Résister : La citoyenneté guerrière comme horizon ?
Mais tout n’est pas perdu. Wicht voit encore, dans les classes moyennes et populaires européennes, un « capital guerrier » qu’il faut reconstruire. Le mouvement des Gilets jaunes, les révoltes locales en Angleterre, en Écosse et aux États-Unis montrent qu’il existe encore une disponibilité à la résistance. Une volonté de ne pas se soumettre, qui s’exprime de manière désorganisée mais qui peut redevenir une force politique et culturelle.
Cependant, cette résistance ne pourra émerger sans une profonde transformation de l’organisation socio-économique. Le capitalisme – en s’inspirant de Braudel – a détruit les tissus économiques locaux et asséché le marché. Ce n’est qu’à travers une réappropriation communautaire, un recentrage sur les économies locales et une reconstruction du lien civique que les sociétés européennes pourront retrouver leur capacité d’autodéfense. La « citoyenneté guerrière » n’est pas une utopie militariste : c’est le seul antidote au désarmement moral et à l’infiltration silencieuse de la criminalité organisée.