Le RP Dominique Bouhours (1628-1702) est un prêtre jésuite, grammairien, biographe et apologiste français. Se voulant continuateur de Vaugelas, il a exercé une influence non négligeable sur des auteurs tels que Boileau, La Bruyère et Racine, qui lui envoyait ses pièces à corriger.
À une époque où le style est devenu une signature personnelle, revenir à Dominique Bouhours (1628-1702) a quelque chose d’étrangement salutaire. Jésuite, homme de lettres, critique, moraliste, Bouhours incarne cette figure du XVIIe siècle français qui tente d’unir rigueur de pensée, élégance d’expression et exigence morale. Il fait figure tantôt d’éminence grise tantôt de conseiller. Parrain des lettres, il semble s’effacer et laisser les géants du siècle trôner de bon droit sur scène ou en chaire, qu’ils s’appellent Racine ou Bossuet, mais tient de manière remarquable le rôle de directeur de conscience littéraire auprès de Boileau, La Bruyère qui viennent le voir, demander telles ou telles améliorations ou changements, demander, en somme, autorisation. Et souvent, le vieux prêtre renvoie ces purs stylistes à leur besogne. Remettre le travail à l’ouvrage et battre le fer tant qu’il est chaud. Dans un siècle dominé par les grandes voix, il aurait pu n’être qu’une note de bas de page. Il a été la source de son temps. C’est à lui que l’on doit certains des fondements de notre sens commun littéraire : la clarté, la bienséance, le « goût ».
De la meilleure compagnie, celle des Jésuites ou des grands salons, Bouhours s’est distingué à son époque par ce goût littéraire pour l’apologétique et la vie de saints. Les Pensées chrétiennes pour tous les jours de la semaine (1669) ont constitué son véritable succès de librairie. L’ouvrage a connu une large diffusion, avec des traductions dans plusieurs langues, dont le turc en 1827 et le chinois en 1917. À cela s’ajoutent deux hagiographies des saints Ignace et François-Xavier, illustres prédécesseurs, dans un style des plus édifiants. Ce n’est pas tant dans les écrits spirituels que Bouhours s’impose mais dans les discussions sur la plus belle langue possible pour servir au mieux les muses. Comment rendre témoignage à la vérité et à toutes les catégories du bien, du beau et du vrai qui en découlent ? Ce sont d’incroyables débats, d’étonnantes discussions qui agitent cette France qui se torture la cervelle pour choisir le bon mot, mouler la bonne phrase, savourer la grande expression et lui trouver sa bonne place. Marc Fumaroli nous rappelait que le Grand siècle avait édifié une sorte d’allégorie au Génie de la langue française. Il y eut des allégories de la poésie, de la rhétorique, en Grèce et à Rome, mais jamais une société, qui dura dans le temps, n’eut la prétention d’établir son éloquence sous forme de génie pour prouver, à elle-même, d’abord, comme par mouvement réflexif, puis au reste du monde, qu’elle excellait dans l’art de bien dire et de dire le bien, qu’elle était parvenue à un degré de naturel des plus remarquables, alors même que sa littérature était soumise aux fers, aux lois et aux exigences des règles.
Dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), Bouhours met en scène deux interlocuteurs idéalisés, Ariste, homme du monde, et Eugène, homme d’étude, qui dialoguent sur les grandes questions littéraires et morales de leur temps. Le style est vif, fluide, marqué par cet art de la conversation galante que le XVIIe siècle a perfectionné. Mais derrière cette légèreté, se cache une réelle ambition critique : définir un idéal de justesse, de mesure, qui puisse orienter l’écrivain dans un monde où l’absolu recule et où l’art devient un miroir des mœurs.
Bouhours ne prétend pas révolutionner la langue ou la pensée, mais en affiner les usages. Il s’inscrit dans la tradition humaniste et jésuite qui voit dans la parole un exercice spirituel, une manière de se civiliser soi-même. Il n’est pas un puriste figé : il accepte les néologismes quand ils sont nécessaires, défend certains tours populaires s’ils expriment bien une idée, et rejette les excès de la préciosité comme ceux de la pédanterie. Sa norme n’est pas un règlement, mais un goût partagé, celui de la justesse. Et justement, ce qui permet aux Français de parler alors que « les Allemands râlent, les Chinois chantent, les Italiens soupirent et les Anglais sifflent », c’est ce don naturel travaillé, affiné, poli, et retravaillé, qui fait qu’on a cette singulière impression d’une langue qui coule, fluide et habile. Cet art de la conversation, somme toute, le plus beau français, est rendu possible par les conditions des salons, les politesses des usages, mais par le sentiment aigu, travaillé, de la langue, et des mots. Quiconque a déjà écouté Bach éprouve la satisfaction d’une musique intemporelle, de tout temps, là depuis les origines, immarcescible, libérée de l’usure du temps. Le Grand siècle, grâce au bel esprit de Bouhours, nous donne des tragédies d’une perfection intacte, des tirades d’un sang neuf, qui ne se peuvent vieillir ; des oraisons où le dramatique côtoie le romanesque, l’ironie, la grande beauté ; une prose d’architecte autant échafaudée par un ordre, cosmos grec, premier, invisible et fondé sur une harmonie et un sens indiscutable du beau.
Bouhours est aussi l’auteur d’un Doute sur la langue française (1674), où il interroge les usages du français à travers des observations subtiles et souvent ironiques. Que n’avons-nous pas entendu alors se gausser ses opposants le traitant de puriste et d’intégriste de la grammaire ! À la manière d’un Montaigne grammairien, il ne tranche pas toujours : il doute, il questionne, il propose. Il s’intéresse aux doublets, tendance, voire perversion des stylistes de l’époque, aux faux amis, aux maladresses qu’on ne remarque plus parce qu’elles sont devenues habitudes. Il est, d’une certaine manière, l’ancêtre du typographe scrupuleux et de l’éditeur sourcilleux. Mais chez lui, la norme n’écrase jamais l’esprit ; elle le guide.
Gilles Ménage, érudit philologue, helléniste et latiniste, adopte une approche savante et historique de la langue française, plus ouverte aux archaïsmes et aux variations régionales. Contrairement à Bouhours, qui prône une langue claire, polie et conforme à l’usage des salons aristocratiques, Ménage valorise les racines étymologiques et la diversité historique du français. Il tourne en dérision les puristes qui imposent des règles fondées uniquement sur le goût mondain, tandis que Bouhours, de son côté, critique implicitement les érudits comme Ménage pour leur attachement excessif à l’origine des mots et leur « esprit de système », jugé inutile à la bonne pratique du langage. La soutane contre la robe de l’avocat. Leur opposition dépasse le simple désaccord grammatical : elle incarne un véritable conflit culturel entre une vision prescriptive, mondaine et normative de la langue, et une conception érudite, historique et plus libre.
Le plus célèbre mot de Bouhours, sans doute apocryphe, est celui qu’on lui attribue : « La langue française est si bien faite, qu’il ne s’y peut rien dire de faux. » Cette formule exprime moins un dogme qu’un idéal : celui d’une langue où la forme coïncide avec la vérité – non la vérité métaphysique, mais celle du sens, de la mesure, de l’à-propos.
En bien des points, Bouhours annonce la critique moderne. Il ne juge pas les œuvres selon des règles toutes faites, mais selon leur cohérence interne, leur efficacité rhétorique, leur harmonie d’ensemble. Il a des réserves sur Rabelais, des éloges pour Corneille, de l’admiration mesurée pour Pascal. Il ne s’interdit pas l’ironie, mais évite l’outrance. Il appartient à une époque qui croit encore à une communauté du goût, mais il est assez fin pour voir que cette communauté se construit, qu’elle n’est pas donnée.
Il est, en ce sens, un témoin de la naissance du critique moderne, non comme juge autoritaire, mais comme médiateur exigeant entre l’œuvre, l’auteur et le public, celui qui juge ce qui doit pouvoir rester à la postérité. Il prépare le terrain à Voltaire, Diderot, Sainte-Beuve – à tous ceux qui feront de la critique un genre littéraire en soi.
Pourquoi lire Bouhours aujourd’hui ? Parce qu’il nous recentre sur ce qui fait une œuvre, non pas un billet d’idées, non pas une fresque ou une peinture d’une société, mais le style, et par le style l’agencement, le choix et la tradition des mots. Il est au centre de ces enjeux de la langue dont Céline, quelques siècles plus tard, à l’heure où tous les combats politiques avaient entaché l’art de bien écrire et d’écrire le bien, disait qu’elle était la « petite musique » nécessaire de l’écrivain. Bouhours oblige à penser la langue non comme un simple instrument, mais comme un écosystème délicat. Parce qu’il nous rappelle que la littérature est aussi un lieu de civilité, de débat, d’élégance ; parce qu’à l’heure des passions polémiques et des styles criards, des têtes à clashs et des pisse-copie à la prose punitive, souvent plus écrivains de seconde main et penseurs de troisième ordre, sa douceur critique est une forme de réjouissance. Écrivain du clair-obscur, de l’équilibre, de la conversation, c’est un veilleur. En ces temps de saturation où rhétorique, éloquence, bon usage ou mauvais usages font pousser des cris d’orfraie à une bien-pensance qui croit que tout réside dans le hasard, la facilité, et le blabla poitrinaire, le vacarme des brailleurs appelle le grand rien du style. Dans le tohu-bohu des lettres, Bouhours nous réapprend à parler avec la grâce indissociable du génie français.
Nicolas Kinosky
© LA NEF, exclusivité internet, article mis en ligne le 20 juin 2025