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En France, l’État déclare ce qui est de l’art ou ne l’est pas

Par Aude de Kerros.

 

La démission du peintre Rémy Aron de la Présidence de la Maison des Artistes1 est l’occasion d’évoquer une réalité dont le grand public n’a pas toujours conscience : dans le domaine de la création artistique la France est un pays dirigiste.

UNE DIVERSITÉ DES COURANTS ARTISTIQUES IGNORÉE PAR LA DOXA ARTISTIQUE DE L’ÉTAT

C’est le motif de cette démission : Rémy Aron a tenté de faire reconnaître par l’État la diversité de la création en France, sans succès. Depuis les années 1980, le ministère de la Culture ne tient compte que du seul courant conceptuel – seul « contemporain » à ses yeux. La bureaucratie culturelle a alors rompu avec ce qui a été le fondement de l’identité artistique parisienne : la présence simultanée de tous les courants artistiques d’Europe et du monde2, de l’académisme aux avant-gardes les plus diverses, de toutes les singularités. C’est ce qui a attiré à Paris artistes et amateurs du monde entier pendant plus d’un siècle. C’est encore ce qui est attendu de Paris, non pas par New York certes, mais par le reste du monde.

EN FRANCE, L’ÉTAT DÉCLARE CE QUI EST DE L’ART OU NE L’EST PAS

Cette rupture est devenue radicale à partir de 1981. Jack Lang, pourvu d’un important budget, a créé en quelques mois toutes les institutions nécessaires pour encadrer la création : FRAC, DRAC, CNAC, etc., etc., ainsi que les « inspecteurs de la création », corps de fonctionnaires spécialisé pour les diriger. En 1983, en une après-midi, ont été créés 23 FRAC, nommés 23 directeurs, un par Région, disposant des fonds régionaux pour la formation de leurs collections. Ils seront complétés par la création de « Centres d’art contemporain », confiés à des associations subventionnées, aujourd’hui une cinquantaine.

Ces initiatives correspondent à une politique dite de « décentralisation » géographique des infrastructures de l’art en France. La stratégie étant d’augmenter le budget affecté au soutien de la création, en impliquant les finances régionales. Tout projet implique la conjugaison financière « État-Région-Département-Municipalité ». Cependant, la centralisation extrême demeure puisque la conception revient à l’expertise des inspecteurs et conseillers de la création du ministère, estimés seuls compétents et légitimes. Depuis 1981, les mêmes fonctionnaires décident pendant les quarante ans que dure leur carrière… difficile d’imaginer un système plus conservateur ! Ainsi, militants de l’avant-gardisme conceptuel théorique et pérenne, ils ignorent superbement tout ce qui échappe au dogme. Leur systématisme a été mortifère en provoquant une concurrence déloyale, en rendant peu viable toute initiative non labellisée par l’État. Ainsi, en peu de temps, la diversité de la création a disparu de la visibilité.

Le phénomène n’a pas manqué d’être constaté, analysé et dénoncé. Articles et livres ont même parfois réussi à ébranler le mur du silence médiatique. Ainsi ceux de Marc Fumaroli, Jean Clair, Jean-Philippe Domecq, Marie Sallantin, Christine Sourgins, Nicole Esterolle, Rémy Aron etc. Laurent Danchin a fait une bibliographie impressionnante de la critique cultivée, de la pensée sur la crise de l’art. Si elle fait référence à l’étranger, en France, le débat sur l’Art est exclu des médias et de l’Université, seule « l’autocritique » y est admise. Aucun argument n’est produit contre les critiques argumentées ne venant pas du  système, si non insultes et diabolisations.

L’INDOLORE ET INVISIBLE BOUCLE D’ASSERVISSEMENT DE L’ART À L’ÉTAT

La secte conceptuelle à la tête des institutions administratives, à la merci d’un changement politique, a perçu sa fragilité et rapidement organisé sa défense en soudant le milieu artistique des subventionnés. En 1992, les directeurs des 23 FRACS, étroitement liés dans l’action grâce à leur association ANDEF, créent l’association D.C.A destinée à coordonner et  développer les lieux d’exposition et d’expérimentation, subventionnés, dits « Centres d’Art contemporain ». Le but de l’opération est de leur attribuer un statut « professionnel », dénié de ce fait à tous les non-subventionnés, et d’en faire un lobby pour la défense de leurs intérêts. L’ANDEF a aussi créé le CIPAC en 1996. Afin de rassembler un milieu artistique autour du leadership du ministère3, ce congrès annuel réunit toutes les associations subventionnées faisant la promotion de « l’Art contemporain ».

 La même centralisation s’opère dans le domaine de l’enseignement grâce à l’association ANDEA qui réunit les directeurs de toutes les écoles d’art et design publiques sous tutelle du ministère, afin de veiller à la stricte observance d’une ligne commune, écartant les apprentissages des « métiers » pour privilégier l’initiation du concept.

L’État fait aussi la cour aux mécènes qui jusque-là agissaient individuellement et directement avec les artistes, faisant confiance à leurs propres intuitions et attirances. Pour les détourner de choix « ni pertinents, ni professionnels », le ministère s’applique à conquérir l’ADMICAL créé en 1979, mais qui deviendra progressivement le portail du mécénat en  partenariat avec l’État. Les mêmes  approches sont faites en direction de l’association des critiques d’Art AICA qui devient de fait l’association de critiques agrées, invités, décorés et choyés par le ministère, isolant et ostracisant les esprits plus libres.

Vingt musées spécifiquement « d’Art contemporain » sont créés en 30 ans. Par ailleurs, les conservateurs de tous les musées publics en France, sont intimés de régulièrement mêler à leurs collections des expositions d’Art contemporain proposés par les FRAC.

Le ministère donne également des subventions à des galeries de son choix afin qu’elles participent aux grandes foires internationales, à condition de valider chaque tableau choisi par le galeriste et en imposer d’autres.

INSPECTEURS DE LA CRÉATION OU AGENTS DU MARCHÉ ?

Après l’an 2000, à mesure que l’art contemporain se métamorphose en produit financier dont la valeur est déterminée par les très grands collectionneurs, hyper galeries et maisons de ventes internationales, les inspecteurs de la création sont devenus leurs suiveurs et fidèles serviteurs. Les faveurs que peut leur accorder le ministère sont des  instruments incontournables à la fabrication des cotes en légitimant leurs produits. La valeur artistique de l’AC n’étant pas fondée sur une valeur intrinsèque, celle-ci ne peut se passer de la consécration institutionnelle et des lieux d’exposition du prestigieux patrimoine.

Le résultat de cette politique d’État est négatif. Malgré l’importance de son interventionnisme, même les artistes les plus subventionnés ne sont reconnus ni en France ni à l’étranger et ce malgré les innombrables services rendus au grand marché financier des arts.

C’est dans ce contexte et en apprenant l’élection de Fabrice Hyber à l’Académie des Beaux-Arts que Rémy Aron a donné sa démission. Cette institution historique, indépendante à la fois de l’argent et de l’État, gouvernée par des artistes, a choisi en l’espace d’un an trois artistes officiels et financiers, laissant présager la disparition de son exceptionnel modèle dont le but est de défendre liberté et autonomie de l’artiste.

Fabrice Hyber, hyper subventionné, présenté au Pavillon français à la Biennale de Venise, puis financiarisé par François Pinault, est le prototype même de l’artiste d’État. Son œuvre impressionne par sa sidérante vacuité. Citons son célèbre concept de double godemiché, son savon de Marseille de 21 tonnes, etc.

La démission de Rémy Aron et ses motifs – ignorés des  grands médias – sont cependant connus des artistes car ils sont aujourd’hui fortement connectés, informés et critiques. Faveurs et subventions ne concernent que peu d’entre eux et leur majorité ne considère pas comme normal qu’un État ne reconnaisse et ne consacre qu’un unique courant, fut-il « conceptuel », comme le fit Staline en 1934 en imposant le « réalisme socialiste ».

  1. La Maison des Artistes : association de solidarité des artistes plasticiens, agréée par l’État pour gérer leur Sécurité sociale.
  2. En 1880, Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique et des Beaux- Arts, a déclaré que l’État se retirait de tous les jurys, laissant aux artistes la maîtrise de leur destin grâce à la constitution de Salons indépendants que l’État se fera une obligation de soutenir, accueillir dans des lieux honorifiques et honorer sans discrimination.
  3.  Il fut répondu à Rémy Aron, président de l’association Maison des Artistes qui se plaignait de ne pas être invité au Congrès : « Au Congrès des médecins on ne convie pas les malades. »