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L’accroissement des tensions à la frontière sino-indienne

Par Philippe Fabry

C’est avec une certaine consternation que je constate – c’est en tout cas ce qui ressort de mes recherches Google Actualités – qu’aucune presse francophone ne s’intéresse à ce qu’il se passe à la frontière entre les deux pays les plus peuplés du monde, y compris quand cela a de bonnes chances de finir par dégénérer en conflit local qui pourrait néanmoins être nucléaire. Ceux qui suivent ma page de veille sur Facebook La Guerre de Xi savent de quoi je parle, mais afin de donner un peu plus d’écho à tout ceci et de pallier à la carence d’article francophone à ce sujet, je vais donc faire le point.

Mes lecteurs réguliers savent que je pense relativement imminent l’éclatement d’un conflit entre l’Inde et la Chine.

J’avais d’ores et déjà livré un article alors que la confrontation concernant le plateau du Doklam était en cours, l’été dernier. Je ne reviendrai donc pas ici sur sa nature et ses enjeux stratégiques. Je reprendrai là où j’avais laissé cette affaire en rappelant que la confrontation s’est terminée à la fin du mois d’août 2017, avec un (prétendu) repli des forces indiennes et chinoises.

Cependant, dès le mois d’octobre dernier, de premières images satellites étaient publiées qui montraient une accumulation de troupes et de matériel chinois non loin du plateau du Doklam.

A la mi-décembre, de nouvelles images montraient la construction de baraquements pouvant abriter des troupes, ainsi que l’arrivée de 300 gros véhicules non loin du Doklam, dans le comté du Yatung, au Tibet, à quelques kilomètres du point frontalier litigieux.

Dans les premiers jours de janvier, une nouvelle équipe de construction de route a passé la frontière sino-indienne, cette fois-ci dans la région disputée de l’Arunachal Pradesh. L’incident ne donnait cependant pas lieu à escalade.

Au même moment, un Xi Jinping à la puissance accrue après le Congrès du Parti Communiste Chinois de l’automne 2017, qui lui a permis de se hisser au rang de Mao, expliquait à ses soldats qu’ils devaient être prêts à la guerre, dans le cadre d’une démonstration de force.

Chinese army puts on show of military might for Xi Jinping

Les choses se sont compliquées quelques jours plus tard, peu après que le général Bipin Rawat, chef d’état-major de l’armée indienne, eut expliqué à nouveau que les Chinois s’étant retirés du Doklam, à l’exception de quelques tentes, les relations avec la Chine avaient retrouvé leur « bonhommie » précédent la confrontation.

Sont alors ressorties dans la presse tout un tas de photos satellites, accompagnées de l’analyse d’un ancien colonel de l’armée indienne, montrant qu’au contraire, les Chinois avaient considérablement renforcé leurs positions sur le plateau du Doklam. Ces informations étaient reprises à la télévision sur un ton assez alarmiste., avec l’affirmation de la « traîtrise » (treachery) chinoise. Routes renforcées, tour d’observation d’au moins deux étages en béton, sept hélipads adaptés aux plus gros hélicoptères de l’armée chinoise, grandes tentes, nombreux véhicules de transport et véhicules blindés… Bref, tout le contraire de ce qu’avait expliqué le général Rawat.

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Celui-ci a assez vite cherché à éteindre l’incendie médiatique en expliquant que toutes ces constructions étaient temporaires. Dans le même temps, les Chinois accusaient le même Rawat d’être belliqueux (hawkish).

L’on apprenait par ailleurs que les Chinois auraient mis au point des systèmes de fortifications en kit, rapides à installer, qui permettraient d’ériger en temps record des postes d’observations et de combat ou des centres de commandement en milieu montagneux… comme si la Chine s’apprête à se battre dans l’Himalaya, et à y prendre du terrain.

Rapidement, les réactions de l’opposition au gouvernement Modi au sein du Congrès indien se sont faites entendre, accusant ledit gouvernement d’avoir « roupillé » (snoozing) pendant que la Chine occupait tranquillement le plateau de Doklam.

En réponse cacophonique, et tandis que le général Rawat lui-même reconnaissait l’existence des infrastructures chinoises, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Modi la niait.

Là-dessus, les Chinois sont intervenus en expliquant que le Doklam est à eux, qu’ils y construisent ce qu’ils veulent pour abriter leurs troupes, et que l’Inde n’a pas à commenter tant qu’ils agissent de leur côté de la frontière.

En Inde, la presse a donc commencé à s’interroger : le gouvernement Modi avait-il menti sur le repli chinois ? Quel était exactement l’accord qui avait permis la désescalade en août ? Et, en filigrane, cette interrogation : ce qui avait été présenté comme une victoire de la résistance indienne avait-il été en fait une reculade ? Le nationaliste Modi a-t-il secrètement cédé devant l’agressivité de la Chine ?

Aujourd’hui, ces controverses semblent s’être un peu apaisées, mais se pose la question de savoir quoi faire, comment réagir dans ce qui est appelé « Doklam phase II« .

La défaite de 1962 face à la Chine demeure une humiliation cuisante dans la conscience collective indienne, sur lequel la résistance dans la « Confrontation du Doklam » était un petit baume apaisant. Les Indiens, on l’a vu à travers les réactions médiatiques, ne veulent pas d’une nouvelle humiliation face à la Chine, mais l’on peut penser que les gouvernants chinois, Narendra Modi le Premier ministre, le général Rawat, savent parfaitement que l’armée chinoise est capable de leur infliger une nouvelle raclée, plus encore qu’en 1962, dans le cadre d’une confrontation dans l’Himalaya que la menace de guerre nucléaire pourrait ne pas suffire à éviter – même si le nouveau missile Agni-V, qui a connu un nouveau test de lancement durant la controverse, met théoriquement l’ensemble du territoire chinois à portée de frappe indienne. Pour cette raison, il est fort probable que Modi se soit contenté en août dernier de légères assurances chinoises, et d’une parole donnée et vite reprise par Pékin. Mais comme l’a souligné la presse indienne, il n’est pas dit que les manoeuvres qui ont permis de mettre fin sans dommage à « Doklam phase I » permettront de contenir indéfiniment l’agressivité chinoise dans le déploiement frontalier.