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Pessimiste ?

Par Charles Gave

Mon nouveau livre (Sire, surtout ne faites rien, vous nous avez assez aidés…) vient donc d’être publié chez Jean-Cyrille Godefroy, et un certain nombre d’échos me reviennent selon lesquels je serai un individu essentiellement pessimiste. Voilà qui est curieux, et à mon avis un peu injuste, car je n’ai pas du tout l’impression de souffrir de morosité congénitale. En fait, j’ai la sensation d’être assez gai dans l’ensemble. De plus, comme le recommande Schumpeter, le scientifique n’a pas à laisser ses préférences personnelles influencer son raisonnement, et dans mes analyses je m’efforce de n’être ni pessimiste ni optimiste, juste réaliste. Et donc, je travaille autant que je le peux en suivant la méthode schumpetérienne qui était aussi celle d’Alfred Sauvy, en partant des faits pour les passer au crible de l’expérience et arriver finalement à une conclusion.
Au travers des années, j’ai été amené à développer une compréhension d’abord intuitive, ensuite plus structurée, de ce qui marche aussi bien dans le domaine politique que dans la sphère de l’économie ou des marchés financiers. Et fort heureusement ce qui marche bien a été parfaitement décrit par Karl Popper dans ses livres sur la Société Ouverte.

Dans la première partie de mon livre, je décris donc les conditions pour qu’une société ouverte « à la Karl Popper» fonctionne.
Je suis un peu trop vieux cependant pour ne pas m’être rendu compte que cette société ouverte a de nombreux ennemis qui sont les ennemis de la Liberté. J’ai essayé de les décrire dans mon livre, en identifiant du mieux que je le pouvais les techniques qu’ils utilisaient toujours pour restreindre nos libertés.
Cette recherche a constitué la seconde partie du livre.
Et dans la troisième partie, je développe un certain nombre d’études de cas où j’ai effectué en temps réel l’analyse de situations, au moment où les événements avaient lieu.

Et donc, dans le fond, je me demande où mon pessimisme naturel s’est exprimé ?

• Est-ce dans la définition des principes de fonctionnement d’une société libre, c’est-à-dire dans la première partie ? Voilà qui serait surprenant dans la mesure ou je ne fais que reprendre ce qu’avait dit bien avant moi Abélard, Montesquieu, Locke, Tocqueville, Bastiat, Karl Popper, Schumpeter, Raymond Aron …

• Est-ce dans la description des ennemis de la Liberté, Hommes de Davos, Oints du seigneur, socialistes, communistes, partisans du capitalisme de connivence , fasciste, bonapartistes ou que sais je encore qui, lentement mais sûrement, mènent notre pays à la ruine ?

• Est-ce dans la description de leurs méthodes telles la chasse en meute, l’exclusion des médias pour ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, les procès trafiqués, la reductio ad Hitlerium, l’anathème et l’excommunication ? Si c’est le cas, cela voudrait peut être dire que ceux qui m’accusent de pessimisme font eux-mêmes parti de tous ces nuisibles, et ne pouvant répondre, ils diffament comme toujours (calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose…). Peu probable, mais pas impossible…

• Ou est-ce en raison des conclusions auxquelles j’arrive dans ma description de la réalité ? Car beaucoup de ces descriptions m’amènent à tirer des conclusions qui en effet sont plutôt sombres sur notre avenir? Mais est-ce être pessimiste que de tirer des conclusions désagréables de faits incontournables après avoir suivi un parcours logique du début à la fin ?

• Où alors sommes-nous dans un monde où seules les conclusions positives et flatteuses pour le pouvoir en place seraient autorisées ?

Tout cela est possible, mais je crois que beaucoup de gens pensent qu’une conclusion est pessimiste implique simplement que la personne qui la propose est pessimiste de nature, ce qui est une erreur logique.
Ce qui veut dire que ces personnes ne comprennent pas l’enchaînement de pensées qui amène à une conclusion, et ne s’intéressent qu’au résultat final. Et cela signifie qu’ils ne jugent pas une pensée à la qualité des faits qui sont présentés au début ou à la pertinence du déroulement logique qui est suivi, mais en fonction de sa conclusion qui est ou non en faveur de la doxa dominante. Si l’on prévoit un dénouement différent de celui qu’autorise la pensée unique, alors on est pessimiste et donc il n’est pas besoin d’écouter cette personne, ce qui explique fort bien la façon dont tous ces braves gens ont traité Raymond Aron, J-F Revel, René Girard ou Raymond Boudon.
Il me faut donc ici décrire la méthode de travail qui me permet d’arriver à mes conclusions, non que cela soit particulièrement intéressant, mais simplement pour mettre les choses au clair.

Au début d’une analyse, il y a les faits.
Ensuite une méthode de travail.
Et enfin une conclusion.
Faire l’impasse sur la méthode de travail, c’est ne rien comprendre à la science.
La partie la plus longue du travail consiste à rassembler les faits et il faut bien se rendre compte que les ennemis de la Liberté se donneront un mal de chien pour que ces faits ne soient pas aisément disponibles. Il faut donc fouiller la presse étrangère, se brancher sur des banques de données de qualité, trouver des gens qui comme vous cherchent l’information non biaisée, partager l’information avec eux, parler à des acteurs de l’économie ou de la politique…
Une fois les données rassemblées, arrive ensuite l’heure de la réflexion.
Qu’est que ces faits peuvent bien vouloir dire, et comment les organiser pour comprendre le message qu’ils véhiculent?
Cette deuxième étape peut prendre beaucoup de temps. Car aussi curieux que cela paraisse, il faut laisser du temps au temps pour intégrer les faits dans la réflexion et par là je veux dire qu’une fois l’information acquise, il est parfois urgent de ne rien faire. Il faut littéralement dormir dessus pendant une période qui peut être assez longue, pour que les choses mûrissent tranquillement, à leur propre rythme, pour que la compréhension lentement mais sûrement permette aux faits de se mettre en ordre de bataille. Par exemple, j’ai littéralement « porté » pendant des années «Un libéral nommé Jésus» et un jour je me suis assis, et il a été écrit en six semaines…
Hélas, en ce qui concerne les marchés financiers ou pendant les crises politiques il faut parfois agir « à chaud» ce qui me rend toujours très inconfortable. C’est pendant ces périodes où il faut arriver à une conclusion «rapide» que j’ai commis la plupart de mes erreurs puisque c’est dans ces circonstances que les préférences personnelles tendent à prendre le dessus.
Dans le fond, il y a une intelligence rapide et une intelligence lente et les deux doivent être utilisées si l’on veut que le résultat soit de qualité.

Arrive enfin le moment de l’écriture.
Car c’est en fait en écrivant que l’on comprend si l’on a vraiment compris… Et souvent, je crois que j’ai compris et en fait je n’ai rien compris du tout.
Et donc à peu près la moitié des papiers que je commence, je ne les finis pas tout simplement parce que je ne peux donner un sens aux faits que j’ai recensés ou plus exactement parce qu’il y a des trous « logiques » dans mon raisonnement que je n’arrive pas à combler. Et lorsque cela se produit, toute conclusion à laquelle j’arriverais serait forcement présentée en fonction de mes préférences personnelles, ce qui est contraire à l’esprit scientifique et non acceptable.
Et donc la mémoire de mon ordinateur est encombrée de dizaines de papiers aussi bien en anglais qu’en français qui traînent là, un peu comme des immeubles abandonnés en cours de construction. Parfois j’en reprends un et j’arrive à le terminer, mais la plupart du temps, un mauvais papier reste un mauvais papier…

Me dire que je suis pessimiste c’est donc me dire que mes émotions l’emportent sur la réflexion, ce que je trouve non justifié.
Prenons des exemples ;
· Est-ce être pessimiste que d’annoncer en 2000 que l’euro ne marchera pas, d’expliquer pourquoi il ne marchera pas, d’ajouter qu’il allait foutre en l’air l’Europe que j’aimais et d’avoir raison sur toute la ligne ?
· Est-ce être pessimiste de déclarer, il y a six ans, que les taux d’intérêt bas ne stimulent pas la croissance bien au contraire, mais favorisent les riches en pénalisant les pauvres et que de ce fait nous allons avoir une montée en puissance des démagogues ce qui sera un risque pour nos démocraties ?
· Est-ce être pessimiste que de constater que lorsque le poids de l’état dans l’économie augmente le chômage monte à chaque fois et que s’il diminue le chômage baisse et donc que l’on ne peut être Keynésien et scientifique à la fois ?
· Est- ce être pessimiste que de remarquer que l’Europe de Bruxelles devenait une technocratie ce qui forcerait les Anglais à s’en aller ?
Beaucoup de gens me traitent cependant de pessimiste, ce qui veut dire qu’ils ne me comprennent pas. Je suis en fait devant un problème assez inhabituel pour moi, c’est-à-dire un problème de communication. Et donc la solution est d’appliquer ma méthode de travail pour essayer de dénouer ce problème d’un genre nouveau.
En bon logicien, ayant rassemblé les faits, les ayant mis en ordre de bataille il me faut donc maintenant donner une explication à cette curieuse constatation que mes contemporains sont totalement incapables de faire la différence entre une opinion personnelle et un raisonnement structuré, ce qui me semble être une preuve de plus de l’affaiblissement intellectuel de notre pays.
Voici cette explication.
Nous sommes entrés dans une période du relativisme moral depuis la fin du mythe du socialisme scientifique et l’écroulement des idéologies auquel beaucoup de gens avaient cru, ce qu’avait fort bien vu Benoit XVI.
Et au cœur de ce relativisme on trouve l’idée que comme ils ont eu tort, et oh combien, alors la vérité objective n’existe pas (ce qui est vrai) et donc n’importe quelle opinion est défendable en tant qu’opinion puisque la réalité n’existe pas (ce qui est faux)… Certes, certes, je sais mieux que quiconque que la vérité est inatteignable… Mais cela ne veut en aucun cas dire que l’erreur ne peut être démontrée. Et tous ceux qui se sont trompés depuis toujours en adoptant les idéologies communistes, socialistes, tiers-mondistes … ne peuvent simplement pas admettre que quelqu’un d’autre ne se soit pas trompé, car ils ne font pas la différence intellectuelle entre énoncer une vérité et dénoncer une erreur. On retrouve d’ailleurs le même phénomène dans le monde artistique.
Et comme tout n’est qu’opinion, si quelqu’un arrive et dit tranquillement dans un débat en essayant de ne pas s’énerver (ce qui croyez moi est difficile quand on a en face de soi la bêtise au front de taureau…) que ce que la personne en face vient de raconter est une grosse ânerie et que vous le démontriez, alors vous mettez en cause ce relativisme dominant et vous êtes immédiatement traité soit de pessimiste soit d’intolérant. Et vous n’êtes plus réinvités. Et comme j’ai tendance à penser comme Claudel que : « la tolérance il y a des maisons pour ça », voilà qui ne facilite pas ma carrière médiatique.
Par exemple, je ne suis pas certain que mes recommandations pour redresser l’économie française marcheraient. Par contre, je peux dire avec certitude que si les politiques actuelles continuent (euro, accroissement du poids de l’état dans l’économie, droit du travail débile, capitalisme de connivence, etc.) nous allons droit dans le mur. Bien entendu, ce que je ne peux pas déterminer c’est quand le crash aura lieu, mais il est absolument certain que ce crash aura lieu.
Qui plus est, prédire une réussite est aléatoire dans la mesure où définir ce qu’est une réussite est extrêmement difficile. Encore aujourd’hui, de nombreux hommes de gauche nous expliquent que Thatcher ou Reagan ont lamentablement échoué, ce qui me laisse songeur.
Par contre dire que le Venezuela, Cuba, la Chine des années Mao, l’URSS ou la France de monsieur Hollande sont ou ont été de grands succès est plus difficile, quoique certains s’y emploient encore avec ardeur.
Et donc le simple fait de dire que ce que dit votre interlocuteur est une erreur ou un mensonge vous fait immédiatement classer comme un esprit dogmatique et sectaire, ce qui je dois le dire sans aucune fausse honte me laisse profondément indifférent.

Et voici ma conclusion.
Après tout le Christ nous a dit : « Je hais les tièdes. Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non, tout le reste vient du Malin».
La vérité scientifique n’est pour ainsi dire jamais le résultat d’un consensus et presque toujours la conséquence d’un esprit individuel qui a vu la lumière.
Si pour être entendu des médias je dois rejoindre la pensée mollassonne qui caractérise notre époque, eh bien je resterai tout seul dans mon coin et je continuerai à dire « Et pourtant elle tourne», même si personne ne m’entend.
Et je continuerai à gagner de l’argent dans les marchés financiers qui eux savent encore ce qu’est une erreur.
Rien de grave donc, je ne mourrai pas de faim.