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Que se passe-t-il en Algérie ?

Par Philippe Fabry

Laissez-moi dire d’emblée que je ne suis certainement pas un spécialiste de la situation politique contemporaine de l’Algérie ; aussi le but de cet article n’est pas de livrer une analyse précise de cette situation, mais de tenter, sur la base de ce que j’en sais et de ce que j’ai tiré de mes lectures de ces derniers jours dont tel était le propos, de lire les événements en cours à la lumière de mes propres travaux sur les révolutions nationales.

Depuis plus d’un mois, d’importante manifestations d’opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika se tiennent en Algérie qui ont sévèrement ébranlé le régime et le poussé le pouvoir en place à la réaction, qui a été hésitante : d’abord avançant l’idée d’une future réélection d’un Bouteflika promettant qu’il ne terminerait pas son mandat suivant, puis annonçant l’annulation de l’élection dans l’attente de la rédaction d’une nouvelle Constitution.

Ce bricolage improvisé n’a pas convaincu ni calmé les manifestations, et le chef d’état-major et vice-ministre de la Défense, le général Gaïd Salah, a demandé l’application de l’article 102 de la Constitution en vigueur prévoyant l’empêchement pour maladie du chef de l’Etat – Abdelaziz Bouteflika étant très diminué depuis son AVC de 2013.

De la part d’une armée qui était l’un des principaux soutiens du régime de Bouteflika, cela sonne comme un glas. Mais s’agit-il d’un coup d’Etat ou de ce qu’on peut appeler un anti-coup d’Etat ? S’agit-il de simplement lâcher un régime en bout de course, comme l’ont fait les militaires égyptiens avec Moubarak ou tunisiens avec Ben Ali il y a huit ans, ou du prélude à une prise du pouvoir, comme l’a fait Sissi en Egypte en renversant Mohammed Morsi ? A priori, l’on est plus proche du premier cas de figure que du second, ce d’autant qu’aucun coup de force n’a accompagné la prise de position.

Dernier événement en date : l’ancien premier ministre et chef du principal parti allié de celui de Bouteflika, Ahmed Ouyahia, a pris à son tour position en faveur de la suggestion du chef d’état-major.

La question est donc : que se passe-t-il ? Quelle est la signification de tout cela, à quoi cela va-t-il mener ?

C’est là que mes travaux peuvent s’avérer utile – sans pour autant me permettre, autant le dire tout de suite, de trancher définitivement la question : j’hésite encore, et c’est plutôt cette hésitation que je vais exposer – mais il me semble qu’il vaut mieux s’en tenir à une hésitation intelligente que prétendre donner un diagnostic en dépit des incertitudes.

Or donc, voici quel est l’objet de mon hésitation : je ne suis pas certain de ce que nous assistions au début d’un mouvement de révolution nationale en Algérie, ou au contraire à sa conclusion.

Je m’explique : comme le savent les lecteurs de mon dernier ouvrage, à travers lequel ce concept est central, j’appelle mouvement de révolution nationale ce cycle révolutionnaire de 40-50 ans qui parachève la construction d’un Etat-nation en le faisant basculer du stade de l’Etat monarchique administratif, autoritaire, centralisé, en Etat parlementaire. Il s’agit de l’étape finale d’une trajectoire pluriséculaire, les siècles la précédant étant marqués par la construction progressive d’un Etat national en partant d’un ordre politique éclaté, féodal.

La révolution nationale constitue le moment où le pouvoir traditionnel ayant achevé la construction de l’Etat, le « peuple » (plus justement de nouvelles élites issues de lui) s’empare de celui-ci en donnant à ses représentants le pouvoir de gouverner en son nom.

Ce mouvement de révolution est observable, avec des nuances, dans tous les grands Etat-nations européens : l’Angleterre (1640-1689), la France (1789-1830), l’Allemagne (1918-1949), l’Espagne (1931-1975), etc… On le retrouve également dans de grands Etats-nations du monde musulman : la Turquie (1908-1950), l’Iran (1979-en cours).

Il commence par une implosion du régime traditionnel, auquel on tente de substituer un nouvel ordre « éclairé », pétri d’un esprit de réforme et d’idées libérales, lequel échoue rapidement en raison de la soudaineté du changement et de l’attachement d’une bonne partie de la société à l’ordre ancien. S’ensuit une radicalisation de la révolution, étape souvent sanglante, avant une reprise en main par la force, la mise en place d’une dictature militaire, ou du moins où l’armée joue un rôle essentiel, régime figé dont la priorité est le maintien de l’ordre, généralement en garantissant certains acquis révolutionnaires tout en renouant avec l’ancien régime, et qui finit par être délégitimé lorsque la paix sociale est suffisamment établie, les malheurs révolutionnaires oubliés et que le désir de libéralisation reparaît. Il y a alors une nouvelle poussée révolutionnaire, très brève et sans ou avec très peu de violences (Glorieuse révolution de 1688, Trois Glorieuses de 1830), et une transition vers un régime plus apaisé, où le Parlement joue un rôle central dans le gouvernement (attention ! on ne peut pas encore parler de démocratie : l’Angleterre du XVIIIe siècle ou la France de Louis-Philippe n’en étaient pas).

Le régime parlementaire final est généralement bicaméral, alors que la première tentative révolutionnaire tente souvent (mais pas toujours) un régime monocaméral, caractéristique d’une recherche d’unité populaire idéale, alors que le bicaméralisme est plutôt le produit du constat que le régime d’assemblée peut être aussi tyrannique que celui d’un seul homme, et donc vient dans un deuxième temps, avec l’expérience historique.

La question que je me pose à propos de l’Algérie est donc celle du moment exact où l’on se situe, qui n’est pas aisé à distinguer puisque, comme je l’ai souligné, le mouvement de révolution nationale débute par un temps révolutionnaire et s’achève par un autre, et dans les deux cas succède à un régime autoritaire dont la nature peut être très similaire à quelques nuances près, puisque le régime apparu durant le mouvement révolutionnaire, en réaction à la première phase révolutionnaire, a tendance à reproduire de nombreux traits du régime ancien (par exemple, la dictature de Napoléon qui a rapidement ressemblé à une resucée de monarchie absolue, suivie d’une authentique Restauration ; la dictature de Cromwell, puis de Monk, là aussi avant une restauration ; la dictature de Franco…).

Aujourd’hui, le régime d’Abdelaziz Bouteflika tient effectivement du régime autoritaire, monarchique, centralisé. D’un regard rapide, il ne semble pas être très différent du mode de gouvernement du pays du temps de Boumediene. En est-il pour autant la simple continuité ?

En effet, la meilleure solution pour savoir où l’on en est peut donc sembler être de considérer, tout simplement, la chronologie, et de voir si une première poussée révolutionnaire a précédé de quelques décennies celle que l’on observe actuellement, ayant abouti à une guerre civile avant une reprise en main militaire.

C’est le cas en Algérie entre 1989 et 2002 : d’abord a été adoptée une nouvelle constitution (1989), rompant de manière assez nette avec « l’Ancien Régime » algérien, initialement imité du nassérisme (dont j’explique dans mon livre en quoi il représente le début de l’étape de monarchie administrative en Egypte, poursuivie par Moubarak et suivie du mouvement de révolution égyptien à partir de 2011, actuellement au stade de la dictature militaire avec Sissi) : autoritaire, étatiste (socialisme arabe), lui substituant un régime parlementaire, monocaméral, garantissant la séparation des pouvoirs et les droits fondamentaux.

Les premières élections législatives ont vu une victoire du Front Islamique du Salut qui a terrifié les élites en place, craignant que le pouvoir ne soit confisqué et établie une république islamique, comme ç’avait été le cas en Iran. L’annulation des élections et la répression du FIS a débouché sur une guerre civile, et finalement la reprise en main du pays par l’armée avec l’arrivée à la tête du pays de Liamine Zeroual, militaire de carrière et ancien chef (1988) de l’armée de terre.

Ce déroulement évoque spécifiquement celui observé en Espagne, où la Deuxième République ayant porté au pouvoir un Frente Popular où les anarcho-communistes étaient fort influents, a provoqué immédiatement la réaction franquiste ; alors que dans les épisodes révolutionnaires français ou anglais, par exemple, la dictature militaire est venue des rangs révolutionnaires (Napoléon, Cromwell). On observe, selon les pays, l’une ou l’autre solution, mais les conséquences de la dictature militaire sont toujours les mêmes.

Est alors adoptée une nouvelle constitution (1996) qui reprend les termes de celle de 1989 en renforçant les pouvoirs présidentiels et en créant une deuxième assemblée.

Abdelaziz Bouteflika est élu après le retrait volontaire de Zéroual en 1998, et achève la pacification du pays. Il a été continuellement réélu, sans véritable concurrence libre, depuis.

L’analyse des institutions politiques algériennes et de leur évolution depuis l’Indépendance m’incline donc à penser que le mouvement de révolution algérien a effectivement débuté en 1989 et est aujourd’hui, trente ans plus tard, sur le point de s’achever et de laisser la place à un régime parlementaire, relativement libéral.

Cependant, comme je l’ai dit, je demeure hésitant dans la mesure où l’analyse institutionnelle est beaucoup plus difficile, plus incertaine dans les pays du monde musulman actuel, car ils ont été profondément influencés, pour ce qui est des conceptions politiques, par les puissances coloniales française et britanniques, et cela alors que celles-ci évoluaient déjà dans une ère post-révolutionnaire : la grande époque coloniale des XIXe-XXe siècles est le fait d’Etats-nations parlementaires français et anglais accomplis.

Or, le mouvement de révolution nationale est le produit d’une évolution fondamentale d’une communauté politique, donc d’une société dans son ensemble. Et s’il est possible de donner aux élites d’un pays « en retard » sur cette trajectoire les conceptions élaborées dans les pays « avancés », ces élites ne les recevront et ne les appliqueront que dans le contexte qui est le leur, c’est-à-dire une situation sociale, politique, économique qui ne leur correspond pas. C’est ainsi que dans tous les pays des anciens espaces coloniaux africains, les dirigeants portent des titres issus de la pensée politique européenne des XIXe-XXe siècles (« président » notamment) mais qui recouvrent des réalités correspondant à l’état sociopolitique des sociétés qu’ils dirigent, c’est-à-dire quelque chose allant de la monarchie féodale à la monarchie absolue/administrative, selon le pays considéré.

Il est relativement aisé, donc, de comparer la France du XVIIIe siècle avec l’Angleterre du XVIIe, mais cela devient plus difficile lorsqu’il s’agit d’expliquer que l’Egypte nassérienne, avec son socialisme et sa présidence de la République correspond dans la construction stato-nationale du pays à ce qu’était en France la monarchie de Louis XIV : s’ajoute alors, aux difficultés inhérentes à la recherche habituelle des points de comparaison pertinents, la nécessité de dépasser les illusions de vocabulaire et, plus encore, les illusions institutionnelles qu’elles habillent.

Il ne faut pas négliger cette difficulté supplémentaire, car elle rend plus ténues les évolutions notables qui servent normalement à se repérer : par exemple la tenue d’élections des dirigeants. Les gouvernants n’étaient jamais élus sous l’Ancien Régime, ni en France, ni en Angleterre, ni même encore en Allemagne au début du XXe siècle (où le gouvernement était nommé par l’Empereur et non responsable devant le Parlement). Le moment où les gouvernants eux-mêmes (et non seulement les représentants des assemblées, ce qui n’est pas la même chose) ont été élus est donc un marqueur important dans la trajectoire des pays européens, qui rend l’exercice comparatiste entre eux relativement aisé. Mais s’agissant de pays dont l’évolution est post-coloniale, les dirigeants sont pratiquement toujours élus, conformément aux conceptions héritées des colonisateurs, et il faut aller chercher plus profondément, dans la pratique réelle de l’élection et la distribution des pouvoirs, pour constater que le degré d’évolution est très en-dessous de ce que l’emploi des termes signifie. Cela peut sembler trivial, tant on sait qu’il y a des indices de démocratie nettement différents entre les pays européens et ces pays anciennement colonisés, mais il faut comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de constater une différence de degré dans la démocratie, mais de placer le pays considéré sur une trajectoire historique à sens unique. Le problème n’est donc pas de dire si les institutions en question sont démocratiques ou pas, mais de savoir à quel type réel d’institutions elles correspondent dans l’exemple plus « pur » des pays qui ont effectué cette trajectoire sans voir leur vocabulaire et leur pensée politique polluée par des concepts issus d’ordres politiques plus avancés.

Or donc, pour revenir à notre cas d’espèce, l’Algérie connaît des élections depuis son indépendance en 1962, et le titre de « président de la République » est employé en Algérie depuis Ahmed Ben Bella. Et dans la mesure où il y a, en définitive, une certaine continuité d’apparence entre le régime en vigueur avant 1989 et celui de Bouteflika, on peut se demander si les troubles de la décennies 1990 ne sont pas simplement du genre de ceux qui émaillent parfois les époques de monarchie administrative.

C’est une hypothèse que je ne peux pas totalement exclure, même si au-delà des apparences on identifie tout de même des ruptures importantes qui laissent penser que les trente dernières années sont bien constitutives d’un mouvement de révolution : ainsi la République algérienne a été dirigée par un parti unique, le FLN, entre 1962 et les premières élections libres et multipartites en 1991. Le multipartisme s’est maintenu après cette date et en dépit du caractère autoritaire du régime instauré par Bouteflika. En outre, les décennies de règne sans partage du FLN ont coïncidé avec une forte progression de l’alphabétisation de la population, de 10% à environ 80% (chiffres Wikipedia), or le franchissement du seuil de 50% d’alphabétisation en zone urbaine se produit généralement durant la phase de monarchie administrative et est une des causes profondes du mouvement de révolution, le peuple devenant suffisamment éduqué et critique pour s’estimer des droits au gouvernement. De la même façon, la population algérienne est devenue urbaine à plus de 50% au cours des années 1980, contre moins de 30% en 1960, ce qui est également un indice.

L’hypothèse selon laquelle nous sommes face à la phase finale du mouvement de révolution algérien me semble donc la plus probable, même si je ne peux pas être catégorique. On pourrait essayer d’y voir plus clair en tentant de retracer pour le pays l’intégralité de la trajectoire depuis l’éclatement féodal jusqu’à la mise en place d’un Etat solide, mais l’Algérie fait partie de ces pays dont l’évolution propre des institutions est rendue difficile à suivre du fait de l’intervention récurrente, et profonde, de puissances étrangères dans ses structures de gouvernement (les Ottomans et les Français, pour ne citer que les plus récents).

Par exemple, trente ans (1962-1991) est une durée très brève pour une période de monarchie administrative, mais comme dans d’autres pays de l’ancien espace colonial franco-britannique (l’Egypte, par exemple), la première partie de cette étape peut être vue dans la domination coloniale, instituant les premières structures de gouvernement moderne, ensuite récupérées et appropriées après l’indépendance par les nationalistes arabes.

Tels sont mes réflexions et mes questionnements sur les événements en cours en Algérie. Si nous sommes face à la fin d’un mouvement de révolution, il devrait en émerger, sans trop de violence, un régime un peu plus ouvert et libre – sans atteindre immédiatement les standards occidentaux, mais en approchant d’une situation quelque part entre le Maroc et la Tunisie.

Cela, bien sûr, dans l’hypothèse où l’évolution normale ne serait pas polluée par une intervention étrangère lourde, par exemple de la Russie, qui pourrait être tentée de soutenir plus que de raison le régime en place au nom de ses intérêts, comme elle le fait au Venezuela.

Dans le cas où nous assisterions non pas à la poussée révolutionnaire signalant la fin d’un mouvement de révolution nationale, mais celle en signalant le départ, alors il faudrait s’attendre à de grands désordres, d’une ampleur supérieure à ceux de la décennie 1990. Mais cette hypothèse me paraît, je le répète, la moins probable.