Publié le

Rafales abattus ou… le chant du cygne

L’épisode des Rafales abattus à la frontière indo-pakistanaise n’est pas un simple fait militaire. Pour Jean-François Geneste, expert aéronautique et défense, il plonge dans des racines plus profondes.

L’Éclaireur

par Jean-François Geneste

Quinze jours après l’opération Sindoor de l’armée indienne, visant des sites pakistanais en riposte à l’attaque qui avait fait 26 morts le 22 avril dans le Cachemire indien, on ignore toujours combien d’avions, et notamment de Rafales de fabrication française, ont été abattus par la défense pakistanaise.

Un ? Trois ? Et pourquoi ? La question est cruciale. Pour l’Inde, qui, avec une flotte de 36 Rafales en service (chiffres avant le 7 mai), se prépare à en réceptionner 26 autres. Pour Dassault également, alors que l’Indonésie vient d’annoncer la suspension de l’achat de 42 avions de combat.

Mais il serait réducteur de limiter cet épisode à un simple fait militaire, même s’il concerne le fleuron de la défense française. Pour Jean-François Geneste, le problème est plus profond.

«C’est le résultat de politiques menées depuis des décennies, précipitées par des décisions purement financières : consolidation, dualité des technologies, perte d’indépendance, vassalisation consentie, sinon provoquée, et financiarisation à outrance», souligne-t-il.

Conseiller chez Matra Systèmes, directeur scientifique pendant dix ans chez EADS (aujourd’hui Airbus Group), Jean-François Geneste cumule près de quarante ans d’expérience dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de la défense. Aujourd’hui à la tête de la startup Warpa, qui vient d’obtenir un brevet pour son moteur de propulsion spatiale à impulsion spécifique infinie, il partage ses réflexions.

1. Introduction

La France vient de vivre un psychodrame avec le conflit indo-pakistanais et la destruction d’au moins un Rafale et peut-être même de trois. Cela est relaté sur le site armées.com.

Dans cet article qui tente d’expliquer les déboires de ce qui est considéré comme un joyau de notre défense, quelques points témoignent d’un malaise profond. Ainsi, on parle de missiles chinois qui voleraient à Mach 4. Ce chiffre est étonnant. En effet, la fiche Wikipédia du PL-15 donne Mach 5. Pourquoi avoir minimisé cela ? Est-ce parce que Mach 5 est le début de l’hypersonique que l’Occident essaie désespérément d’atteindre et n’y arrive pas ? Rappelons que, même si c’est un peu conventionnel, il y a des raisons scientifiques à mettre la barrière de changement à ce niveau car, dans les équations aérothermodynamiques qui régissent le mouvement, c’est la vitesse à laquelle certaines approximations ne sont plus valables et doivent être remplacées par d’autres. Et, les formules évoluant, la manière de les traiter suit aussi ainsi que les réalisations technologiques correspondantes.

Mais ce n’est pas tout ! Le même texte explique qu’à Mach 4, donc, un missile air-air prend 10 secondes pour faire 50 km. Votre serviteur vient de faire le calcul. C’est en réalité, en considérant à haute altitude une température de -40 °C, de l’ordre de 42 secondes. Au niveau du sol, avec 15 °C, on obtient 39 secondes. Remarquons que si on suppose Mach 5, on a respectivement dans des conditions identiques 34 et 30 secondes. De toute évidence, les rédacteurs d’armées.com ont voulu défendre très maladroitement le Rafale, puisque, même si c’est court, disons 40 secondes pour réagir, cela laisse un peu de temps !

Nous concluons donc de tout cela que le problème rencontré est beaucoup plus profond que ce que l’on désire bien donner à entendre.

Dans ce papier, qui commence fort, nous allons revoir les questions d’armement pour la France au travers d’un filtre subjectif, mais en espérant que si, un jour, nous sommes écoutés, ce qui a peu de chances de se produire, on pourra, peut-être, redresser la barre.

2. Continuons sur le Rafale

Un avion de combat a, parmi ses performances essentielles, la manœuvrabilité. Hélas, cette dernière est largement conditionnée par les capacités du pilote. Or, ce qui est en jeu ici, ce sont les accélérations. On les mesure en multiples de la gravité terrestre que l’on note «g» et qui, au niveau du sol, vaut 9,81 m/s. Dès lors, un pilote ne peut encaisser qu’environ 10 g et encore pas trop longtemps. Dans le même temps, un missile, lui, est susceptible de 50 g ! À votre avis, qui va gagner ?

Cela est connu depuis très belle lurette. Les avions de combat actuels sont dimensionnés pour résister à approximativement 13 g. Au-delà, il n’y a plus personne à bord et c’est donc celui qui tient le manche qui limite la machine.

Par le passé, il fallait bien quelqu’un aux commandes, car on n’avait pas les moyens électroniques, informatiques et de télécommunications pour droniser cela pour avoir des performances acceptables. Mais aujourd’hui, non seulement l’électronique occupe une place dérisoire pour une masse très faible, l’informatique, via l’IA par exemple, permet d’atteindre une autonomie de décision extraordinaire et rapide avec prise en compte de plus de paramètres qu’un être humain et les télécommunications, elles, peuvent transiter par satellites et lasers et sont donc peu propices aux brouillages.

Or, la France, le gouvernement devrait-on plutôt dire, est engagée dans une coopération idéologique avec l’Allemagne sur ce qui s’appelle le SCAF, qui consiste en un avion central piloté par un humain et cerné de 4 à 6 drones pour constituer une sorte d’escadrille qui serait, sur le papier, plus performante.

Imaginez que vous soyez un adversaire. Dans la flottille, qui allez-vous viser en premier lieu ? Vous pourriez avoir d’un côté 4 à 6 drones capables de 50 g, mais l’avion central, le cerveau du système, c’est celui qui n’est apte qu’à 10 g au mieux. Un enfant qui va au CP peut comprendre cela. Eh bien, dans les hautes sphères de l’armement français, il semblerait que c’est intellectuellement inaccessible ! Et, bien entendu, quand l’idéologie et la politique viennent s’ajouter, on touche au désastre !

Nous en sommes donc à développer un SCAF pour 2040 et qui est obsolète sur le papier… en 2025 !

3. Les aspects système

L’ingénierie système est une manière de faire qui est née aux États-Unis lors de la course à l’espace après les premiers vols soviétiques. On y a mis en place une énorme machinerie pseudo-scientifique dont le succès culminant a été le premier pas sur la lune. Depuis, c’est une doctrine d’abord américaine, qui vit de beaucoup de contrats militaires, qui reste largement empirique et dont il ne sort quasiment rien depuis maintenant des décennies.

Pour faire court, si vous appliquiez sur un programme, la totalité des recommandations et méthodes, non seulement vous n’auriez jamais assez de fonds pour arriver au bout, mais même techniquement vous feriez face à l’échec.

Nous avons eu l’occasion à maintes reprises de critiquer la structure occidentale de l’industrie d’armement, notamment l’américaine qui cherche avant tout à faire du profit plutôt que de bons produits. Mais il faut y ajouter cette ingénierie système qui ressemble fort à une administration pointilleuse qui vous entraîne des coûts exorbitants pour des résultats qui sont souvent piètres.

Donnons un exemple emblématique, dont très peu de personnes ont conscience. Pour les plus anciens, ils ont vu débarquer les normes qualité ISO + un certain nombre (par exemple 9000). C’est devenu un argument publicitaire comme si cela allait garantir un réel plus au produit. Mais c’est mal connaître la mentalité anglo-saxonne dans l’esprit de laquelle a germé cette façon de faire. Quand vous achetez un bien certifié, vous avez seulement l’assurance qu’il est conforme à la prescription, vous n’en avez aucune sur sa performance !

Mon ami Daniel, qui se reconnaîtra dans ces lignes, avait eu en main une caméra thermique qui avait toutes les homologations, mais qui n’était clairement pas bonne et on y avait même découvert des traces de doigts sur les optiques.

Il se trouve que cette façon de faire n’est culturellement pas adaptée aux Français ! Nous connaissons tous le système D qui a perdu de sa superbe avec les nouvelles générations, hélas. Mais il était dans nos gènes de faire cela et d’obtenir des résultats exceptionnels, comme le prouve l’histoire de notre pays. En nous anglosaxonnisant, nous avons en grande partie gâché le génie de notre peuple. Il faudrait revoir cela de fond en comble.

Mais arrivons-en au plat principal de ce paragraphe que constituent les systèmes, puisque, selon armées.com, la supériorité pakistanaise serait due à son dispositif 100% chinois et donc cohérent contre une armée indienne «tour de Babel».

C’est possible ! Nous ne sommes pas assez renseignés ici sur ce sujet. Néanmoins, comme expliqué au début de cette section de manière subliminale, l’ingénierie système ne sait pas ce qu’est un système. Et pourtant, elle parle de systèmes de systèmes, etc. Tout un tas de «trucs» ronflants, faisant de beaux discours et de magnifiques présentations PowerPoint, mais au final, des matériels militaires qui ont montré essentiellement des faiblesses dans le conflit ukrainien.

Une des raisons en est la non-mathématisation du domaine. En effet, tant que l’on n’a pas formalisé une discipline, on a bien du mal à la maîtriser. Or, rien n’est fait en cette matière, simplement parce que pour atteindre, dans une carrière, une fonction système, cela prend des années et l’on y privilégie ensuite les gestionnaires qui s’occuperont davantage des budgets que des problèmes techniques qu’en général ils ne comprennent pas.

Dès lors, quand arrive quelqu’un qui propose de mathématiser le domaine et ainsi mettre en œuvre des approches efficaces, objectives et logiques, cela effraie les tenants du «système» et l’affaire est bien vite étouffée.

Or, empiriquement, presque tout est un système. Si vous regardez, en biologie, une cellule, c’est un système complexe. Si vous vous concentrez sur son noyau, c’est, là encore, mais à un autre niveau, un système, etc.

Plus on recouvre de possibilités, plus la théorie mathématique sous-jacente doit embrasser de potentialités. Il faut donc élaborer une doctrine à spectre large, très large ! Et en conséquence, elle s’avèrera très probablement à la fois complexe et compliquée.

Je renvoie le lecteur curieux à la littérature disponible sur le sujet, mais ayant étudié la question, vous trouverez un exemple d’approche envisageable à cette adresse au chapitre 5. Le texte y est décrit dans un contexte particulier, mais j’avais proposé à l’INCOSE1, en son temps, de créer un groupe de travail sur les systèmes intrinsèquement résistants aux attaques terroristes, avec peu d’écho.

Les Chinois ont-ils développé une véritable ingénierie système scientifique et non empirique ? Avec le conflit indo-pakistanais et la supériorité affichée, on peut raisonnablement soulever cette question.

4. L’économie de guerre

On nous a rabâché ces temps-ci la nécessité de passer en économie de guerre pour contrer une Russie soi-disant agressive. Nous avons déjà expliqué pourquoi la Russie ne nous menace et ne nous menacera pas avant longtemps, et ce, essentiellement et au moins, pour des raisons démographiques. On peut ajouter, pour nous Français, que les Russes sont francophiles et aiment la culture de notre pays, tout au moins quand nous en avions une, car celle du jour n’est guère reluisante pour ne pas dire pis.

Le problème actuel c’est que l’idée de nos gouvernants est de passer à des productions de masse pour lutter, nous venons de le voir, contre un ennemi fictif. De plus, et cela aussi, nous l’avons affirmé, nos armements existants ne sont pas au niveau sur le champ de bataille. À quoi bon fabriquer ce type d’engins s’il ne convient pas ?

Dans une Europe, une France, gangrénée par la corruption, cette production programmée de matériels obsolètes laisse penser le pire.

S’il y avait un minimum de jugeote au sommet de l’État, on commencerait par faire une évaluation sérieuse des menaces qui pèsent sur notre pays. On identifierait clairement nos ennemis, s’il y en a, nos adversaires géopolitiques, stratégiques, etc., et on déciderait d’un format de défense adéquat avec l’analyse. Ce n’est manifestement pas ce que l’on fait.

Prenons un exemple emblématique. On parle, dans les coulisses, de construire un deuxième porte-avions. Or, l’existence du missile Zircon russe, Mach 9 et plus de 1000 km de portée, fait de ces engins, des armes dépassées et d’un autre siècle.

Remarquons aussi que, dans l’hypothèse où la Russie serait la puissance ennemie, on ne voit guère l’intérêt d’un porte-avion contre elle, puisque c’est une entité avant tout continentale. Enfin, un porte-avions sert à se projeter. On n’est donc plus tout à fait dans la défense, mais plutôt dans la guerre et, comme cela ne vaut rien face à une puissance digne de ce nom, cela veut dire que c’est un moyen néo-colonial. La France, ancien pays colonisateur, aurait des velléités néo-coloniales ? Le gouvernement devrait s’expliquer sur cela. Il n’est pas sûr que la population apprécierait.

5. Le début de la compétition

Le monde étant ce qu’il est, nous savons très bien que les populations du globe sont dans une relative compétition. De là à dire que cette dernière est une forme de guerre, il n’y a qu’un pas que nous n’hésitons pas à franchir.

Or, ce qui caractérise l’homme, c’est avant tout son intellect. La course ne peut donc se faire ou presque que sur ce plan-là. Et cela commence dès l’école. Nous sommes en compétition, sur notre système scolaire, avec le reste du monde. Regardez les Américains (et nous !) qui n’arrivent pas à fabriquer des missiles hypersoniques. C’est dans les cerveaux que cela ne marche pas !

Que fait-on actuellement dans l’enseignement ? Rien ! D’ailleurs, nous sommes en queue de peloton dans les classements de type PISA. Attention ! Ces derniers ne mesurent que les connaissances et les réflexes pavloviens pour résoudre des questions normées. Aujourd’hui, en France, a disparu toute trace d’apprentissage du raisonnement dans les cursus, jusqu’aux classes préparatoires incluses. Ce n’était pas le cas auparavant. En revanche, ce qui a toujours manqué dans l’enseignement de masse, c’est sélectionner les gens intelligents, c’est-à-dire ceux qui ont des idées.

Pour reprendre une expression déjà citée plus haut, on a une grande tendance à éliminer ceux qui sont doués en système D. C’est bien dommage, car ce sont sûrement les meilleurs ! Si on arrivait à leur inculquer le raisonnement et le savoir sans les dénaturer, nous aurions probablement un succès extraordinaire au niveau mondial !

Mais, dans ce système, tout est à revoir !

6. L’indépendance

Il est assez cocasse de constater que la Chine est inscrite en haut de liste de nos adversaires, sinon ennemis, alors que nous dépendons d’elle à un point parfaitement insoupçonné.

Nous nous sommes déjà bien exprimés sur le sujet dans d’autres textes, aussi n’allons-nous pas épiloguer. Mais nous nous plaçons ici dans le contexte des systèmes. Manifestement, alors que c’est le rôle premier d’un gouvernement, personne ne considère notre pays comme un système. Or, il y a des entrées, des sorties, des dépendances dont les flux peuvent être contrôlés, modifiés, diversifiés, etc. Nous en arrivons, en matière de défense, à un désastre absolu, car si, demain, la Chine coupe, à l’occasion d’un conflit, le robinet des terres rares, il n’y a tout simplement plus d’Occident : plus de téléphones mobiles, plus d’ordinateurs, plus d’allumages électroniques pour les voitures, plus de batteries, etc. Idem sur les médicaments, comme cela a été révélé par la crise du COVID.

La course après le seul argent, le règne de la seule finance depuis des décennies, ont conduit à cette situation calamiteuse. Il en est né une sorte de caste dirigeante composée de personnes apatrides dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux du pays et qui prennent aujourd’hui leurs ordres à Washington, demain peut-être à Pékin. Et, en conséquence, le gouvernement français n’est pas souverain et donc le peuple ne l’est pas non plus.

Le changement devra venir de la population, nécessairement, mais elle est pour l’instant sevrée par les oligarques qui possèdent les moyens de propagande qui s’avèrent, hélas, très efficaces, malgré une situation économique désastreuse. À se demander d’ailleurs, si cette faillite n’a pas été voulue pour empêcher tout retour à l’indépendance de la nation française.

Alors, maintenant, une défense française ? Oui, mais à condition qu’elle soit souveraine. Ce n’est clairement pas le cas. Les fédéralistes européens diront qu’elle ne peut être atteinte qu’au niveau continental. Mais c’est absolument faux ! C’est même pis. Le contrôle des élites des autres pays européens est encore plus important que chez nous où il nous reste quelques scories d’un passé glorieux.

7. Le tissu industriel

Si le conflit ukrainien a bien montré une chose, c’est l’importance du tissu industriel et la capacité d’un peuple à s’immiscer dans l’effort de guerre. Nous avons plus haut parlé de l’instruction qui est essentielle à cela et il nous faut aborder maintenant les aspects capitalistiques.

Le sujet vient de très loin ! Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, il y avait pléthore d’entreprises, par exemple dans le secteur aéronautique. On en aura une idée pour la France dans l’ouvrage intitulé Histoire de l’aviation2. Les gouvernements des années 50-60 décidèrent de rationaliser cela et décapitèrent volontairement certaines sociétés au profit d’autres : Dassault et Aérospatiale en furent les vainqueurs au détriment de certains de leurs compétiteurs et avec pour conséquence une uniformité de points de vue.

Boeing, le premier, imagina pour l’aviation civile, la notion de famille pour diminuer les coûts, déjà, contre la performance et cela contamina ce qui s’appelle Airbus. Comparez la Caravelle de 1952 et l’A350-1000 ULR qui vient de sortir et cherchez les différences. On n’a fait qu’améliorer sans jamais repartir de la feuille blanche. Tant et si bien d’ailleurs qu’aujourd’hui, plus un ingénieur ou presque n’est capable de faire une machine volante à partir de zéro, à moins qu’il ne reproduise ce qu’il a toujours connu, c’est-à-dire un Airbus, un Boeing, voire, maintenant, un COMAC. Nous sommes donc dans une perspective de courir après une asymptote, où, pour être epsilon au-dessus du concurrent, le différentiel de coûts à engager est exponentiel.

Prenons, un instant, le contre-exemple du missile hypersonique qui vient d’un autre horizon et posons-nous la question de combien d’ingénieurs, en France, ont proposé de développer de tels concepts et se les sont vus refuser.

Mais continuons notre saga historique. Dans les années 90, les États-Unis décident de consolider leur industrie en grands conglomérats et procèdent à des fusions : Boeing, Northrop Grumman, Lockheed Martin, etc. L’Europe, en mal d’inspiration et intellectuellement colonisée, imite le suzerain et crée EADS, KNDS, etc. Cela éloigne d’autant les forces laborieuses des centres de décision et, si un Marcel Dassault et même Serge, ou un Jean-Luc Lagardère étaient des ingénieurs, ils sont remplacés par des gestionnaires «nés directeurs».

Je reviens rapidement sur ce concept que j’avais développé en 2008 et qui nous est spécifique. Le cursus type des patrons de grands groupes est ENA ou X, cabinet ministériel pendant cinq ans, puis parachutage comme directeur ou PDG dans un grand groupe dépendant de contrats d’État où ils vont expliquer à ceux qui ont trente ans d’expérience, ce qu’il faut faire et comment le faire.

Dans ces entités consolidées et donc dirigées par la finance avant tout, quelles étincelles ont été faites depuis ces dernières décennies ? Pouvez-vous m’en citer une seule qui soit une réelle innovation ? Et les GAFAM, viennent-ils de ces consolidations ? Bien évidemment, non !

Rappelons pour le plaisir deux événements majeurs. Alors que, dans le secteur spatial il y avait croissance, qui eut l’idée de constellation de satellites en orbite basse ? Motorola ! Une société hors du domaine. Et qui a vraiment mis cela en œuvre ? Elon Musk, qui provenait initialement de PayPal. De même, tandis qu’Ariane était leader mondial suite à l’erreur stratégique de la NASA avec sa navette, qui est parti de rien et a divisé le coût du kilogramme en orbite par 12,5 en vingt ans ? Elon Musk encore une fois !

La restructuration et la consolidation du secteur se sont donc faites en stérilisant les forces vives de la nation. Le pire dans cette affaire, c’est que les autorités, qui devraient veiller au grain, sont complètement aveugles. Ainsi, une startup proposa, aux alentours de 2020, une motorisation pour les véhicules militaires qui divisait la consommation par un facteur 3,5. Elle était soutenue par des institutions dépendant de l’armée. Mais on ne jugea pas bon d’accepter le programme à l’Agence d’innovation de Défense. Et on pourrait multiplier les exemples.

Nous en prendrons un autre pour montrer ce que ce système peut générer comme comportements idiots. En 2019, la DGA s’inquiète (à raison) de potentielles recherches, en particulier en Chine, sur des radars quantiques. Elle réunit donc Dassault, le CEA, l’ONERA et Thalès pour les enjoindre de faire quelque chose sur le sujet. Sans connaître tous les détails, il semblerait – mais nous ne demandons qu’à être démentis – que l’on n’accouchât que du paiement d’un «postdoc». Il en ira sans doute du radar quantique comme de l’hypersonique, on se réveillera quand l’adversaire en aura montré la maîtrise sur un champ de bataille quelconque et probablement encore, n’aura-t-on pas l’intellect à aligner en face pour répliquer en R&D, ce qui est déjà produit en série en face.

8. Le chant du cygne

Nous n’avons pas été exhaustifs et ne souhaitons pas l’être. Nous espérons avoir été assez démonstratifs dans un texte qui demeure relativement court. Nous constatons que nous arrivons à un stade de mort d’un système, y compris dans le secteur de l’armement, qui restait un des fleurons français. C’est le résultat des politiques menées depuis des décennies, et cela s’est précipité via des décisions purement financières de consolidation, de dualité des technologies, de pertes d’indépendance, de vassalisation consentie sinon provoquée, de financiarisation à outrance, etc.

Je vais très succinctement décrire ici ce que j’expliquais déjà dans un ouvrage sur la défense3 en 2007. Je vous fais grâce des détails mathématiques.

Dans le civil, à performance donnée, ce qui compte, c’est la compétition sur le prix. Vous allez donc viser à diminuer celui de composants, à vous organiser pour réduire la main-d’œuvre et la complexité des opérations au maximum, etc.

Prenons un exemple édifiant. Vous avez la maison de vos rêves : vous voulez de très grandes pièces, bien chauffées l’hiver et bien climatisées l’été. Vous souhaitez des robinets en or dans votre salle de bain, du marbre au sol, des tentures textiles de très bonne qualité, et j’en passe. Mais vous allez regarder votre budget et vos désirs seront contraints par votre porte-monnaie. Dès lors, vous allez choisir des équipements moyens, avec des pièces de taille moyenne, un chauffage standard, etc. Vous aurez donc une maison moyenne à moins que vos revenus ne le soient pas.

Dans le domaine de la défense, si on est moyen, on perd ! Il faut viser la suprématie ! Or, avec ce que nous venons de dire, qu’a-t-on fait ? En y introduisant la finance, on a fait du moyen et le résultat final c’est que les Chinois ont fait mieux que nous ou les Russes ! Bien joué ! Vous avez voulu gérer l’argent et vous en avez… Pour votre argent !

Tant que vous n’aurez pas compris cela, nous ne pourrons même pas discuter !

Vous n’avez pas envisagé de prendre des risques. D’ailleurs, à part les missiles hypersoniques très récemment, avez-vous vu un seul projet qui aurait raté pour cause de technique ? Bien sûr que non ! Vous financez des groupes obèses qui vous vendent très cher des choses qui ne sont pas performantes (voir Ariane vs. Elon Musk). Vous interdisez l’entrée de nouveaux venus à l’inverse de ce qui se produit, par exemple, aux États-Unis.

Le parcours type, en France et dans le meilleur des cas, c’est une startup que l’on subventionne et que l’on obligera à se fondre quelques années plus tard dans un grand groupe. Lorsque certains inventeurs vont à la DGA, on refuse de leur passer des contrats dont le montant est supérieur à celui de leur capital. Vous voyez ce que cela peut donner pour une startup ! On empêche aussi de financer des sociétés qui n’auraient pas de retombées civiles pour leurs trouvailles. Nous nous en arrêterons là, tellement la coupe est pleine !

Nous allons résumer tout cela assez facilement. Le conflit ukrainien a montré que le système américain ne fonctionne pas. Nous découvrirons bien si les États-Unis sont capables de redresser la barre. Mais quand les vassaux font, à l’économie, la politique du suzerain et encore en beaucoup moins bien, cela ne peut déboucher que sur l’échec. Et nous y sommes !