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Canon électrique : fin de l’arme nucléaire… et le retour de la guerre

Par Philippe Fabry

Dans l’histoire militaire, il y a ce que l’on appelle des « game changers », des évolutions technologiques en matière d’armement qui révolutionnent la pratique de la guerre. Ce fut le cas de l’emploi du cuivre, de la découverte du bronze, puis du fer ; ce fut aussi le cas de l’invention de la poudre à canon, de l’aviation, des missiles, des armes nucléaires. Aujourd’hui, depuis plusieurs décennies, et notamment l’Initiative de Défense Stratégique, il y a de multiples candidats : les armes à énergie dirigée, les armes spatiales… Mais celle qui semble la plus avancée, la plus encline à modifier très rapidement les rapports de force et les règles actuelles de la guerre, c’est le canon électrique.

Cette arme est en développment depuis des années déjà, mais elle sera testée en mer dans les semaines qui viennent.

Le fait est que cette nouvelle arme pourrait mettre fin au règne des deux grands legs stratégiques de la Seconde guerre mondiale : le porte-avions comme roi des mers et la bombe nucléaire comme arme suprême.

La classe Zumwalt : le nouveau Dreadnought

Dreadnought ZumwaltCi-dessus le Dreadnought, premier des cuirassés modernes qui lança une véritable course aux armements en raison de son caractère révolutionnaire. En-dessous, le Zumwalt, son probable héritier.

Le dreadnought était le prototype de tous les cuirassés modernes, qui ont tué l’ancienne marine et ouvert la voie à celle du XXe siècle. Il n’était pas le fin du fin, mais déjà, dans ce navire, le changement de paradigme était visible, et les militaires ne s’y trompèrent pas. Son artillerie, dix canons de 305 mm dont huit mobilisables sur le même bord, lui octroyaient une puissance de feu double de tout ce qui se faisait. En outre, cette artillerie portait à 14 km, deux à trois fois plus loin que les canons classiques. Les technologies de visée permettaient en outre de profiter de cette allonge physique. Sa nouvelle propulsion à turbines lui conférait une vitesse de 21 noeuds, (39 km/h)contre 18 noeuds (33km/h) pour ses meilleurs rivaux. Dans le même temps, le prix de ce navire n’était supérieur que de 20% à ses rivaux de tonnage équivalent. Puissance de feu double, à distance double, pour un prix supérieur d’un cinquième, cela signifiait des économies importantes, et signifiait aussi qu’à côté de ce navire, tous les autres navires de toutes les autres flottes étaient soudain obsolètes. Cela signifiait, aussi, que les avantages traditionnels disparaissaient, puisque la création de ce navire remettait virtuellement les compteurs à zéro ; pour les Allemands de Frédéric-Guillaume II, il semblait désormais possible de défier la puissance britannique : il « suffisait » de remporter un défi industriel, en étant capable de construire plus de navires de ce nouveau type que la marine britannique, celle-ci perdant son avantage numérique du fait de sa propre innovation.

C’est ainsi que le Dreadnought inaugurait quarante ans de règne des destroyers sur les mers, qui prendrait fin avec la destruction des plus puissants cuirassés ayant jamais navigué, l’allemand Bismark et le japonais Yamato, tous deux vaincus (en 1941 et 1945) par les nouveaux rois des mers : les port-avions, dont l’allonge était bien plus importante : un cuirassé ne pouvait tirer ses obus à beaucoup plus de 40 km, à comparer aux 800 à 1500 km de rayon d’action des avions alliés embarqués. L’invention des missiles ne devait pas changer cela, les avions en étant équipés comme le sont les navires, et la puissance d’un missile ne dépendant pas, comme pour les obus, de sa taille. Depuis, les porte-avions ont remplacé les cuirassés comme symboles de la puissance maritime, et de la capacité de projection de puissance.

Aujourd’hui, le Zumwalt est sur le point de lancer une révolution comparable à celle du Dreadnought, en mettant fin au règne des porte-avions et en rétablissant celui des navires de combat, grâce au canon électrique.

Si le Zumwalt est équipé, comme la plupart des grands navires américains, notamment ceux de la classe Arleigh Burke (la colonne vertébrale du système de combat Aegis), d’une centaine de missiles pouvant frapper des cibles aériennes, terrestres ou marines, il est pour l’heure armé de l’Advanced Gun System, qui si l’on en croit sa page wikipedia, emploie un nouveau type de munitions aux performances très supérieures, en matière de portée et de vitesse(il permet de tirer à 140 km, contre 60 pour les batteries classiques les plus puissantes), aux obus classiques. Mais le troisième de cette classe, le Lyndon Johnson, sera équipé d’un canon électrique, actuellement testé, semble-t-il, sur le USNS Millinocket.

Cette vidéo en expose le fonctionnement et les potentialités, notamment en matière de défense antimissile.Notons simplement que le canon électrique permettra de tirer à plus de 300 km de distance des obus lancés à 3500 m/s en sortie de canon, à comparer aux 1000 m/s des plus puissants canons conventionnels actuels. L’énergie cinétique de ces obus est telle qu’elle leur donnera la puissance destructrice d’un missile Tomahawk, tout en coûtant vingt fois moins cher. De plus, un navire de classe Zumwalt pourra embarquer près de 1100 obus pour canon électrique, c’est-à-dire onze fois ce que les navires américains actuellent transportent en nombre de missiles. Un seul navire de la classe Zumwalt équipé de canons électriques transportera donc une puissance de feu plus de dix fois supérieure à celle d’un navire de guerre américain classique de tonnage équivalent.

Cela suggère qu’avec le perfectionnement de ces armes, un navire quasi-indétectable au radar pourra facilement descendre les avions à 200 km de distance , avec ses obus hypersoniques (si on peut détruire les missiles, c’est d’autant plus vrai des avions). Il pourra virtuellement détruire un groupe aéronaval à lui tout seul, vue sa puissance de feu.

C’est donc virtuellement la fin de l’aviation navale, et probablement, à terme, de l’aviation armée en général et des missiles pour une grande partie de leurs missions actuelles : ils conserveront pour eux leur grande portée, mais lorsque les belligérants possèderont tous des railguns, ils deviendront inutiles – sauf à développer des capacités furtives les mettant à l’abri d’une défense anti-aérienne composée de canons électriques.

Et si donc, à terme – le Wall Street Journal évoque une décennie – la prolifération des canons électriques met fin à l’aviation et aux missiles, c’est l’autre héritage de la Seconde guerre mondiale, l’arme nucléaire, qui deviendra obsolète.

Le règne du railgun et la fin de l’arme nucléaire

Avec le porte-avions, l’arme nucléaire est l’autre grand legs, et même le plus important des deux, de la Seconde guerre mondiale : son avènement a bouleversé les rapports stratégiques, en interdisant la guerre entre grandes puissances à peine de destruction mutuelle assurée. Sans l’arme nucléaire, il y aurait vraisemblablement eu une guerre conventionnelle entre le Bloc de l’Est et les Occidentaux à la fin des années 1960 ou 1970. Aujourd’hui, ce règne de la dissuasion nucléaire va prendre fin. C’est une bonne nouvelle dans la mesure où cela fait disparaître le risque de voir l’humanité s’éteindre dans un hiver nucléaire. C’est une mauvaise nouvelle dans la mesure où cela signifie très certainement le retour de la guerre entre grandes puissances.

Pour mieux comprendre les implications de cette nouvelle arme en matière de défense antimissile et de combat terrestre, cette vidéo est plus explicite encore.

L’on comprend que c’est virtuellement la fin des missiles. Imaginez un système genre Phalanx mais qui peut tirer à 300 km au lieu de 3 km : c’est le bouclier antimissile invulnérable ; les missiles nucléaires intercontinentaux ne servent plus à grand-chose, et il est pratiquement impossible de saturer un tel système, contrairement au bouclier antimissile actuel, fondé sur l’emploi de contre-missiles très coûteux (un missile SM3 coûte plus de 400 000 $, un missile patriot plus de 3 000 000 $) et qu’une puissance dotée d’un arsenal comme celui de la Russie peut réussir à saturer, conservant ainsi une capacité de dissuasion.

Et non seulement le canon électrique, une fois produit et déployé à grande échelle, rendra obsolète les missiles balistiques en formant une défense impénétrable, mais il rendra aussi obsolètes les armes nucléaires tactiques en matière offensive comme défensive : non seulement utiliser des armes nucléaires sera sans effet en raison de l’efficacité de la contre-mesure, mais il sera plus intéressant d’utiliser le canon électrique de manière offensive que de recourir à l’arme nucléaire tactique. Ce type d’arme nucléaire est utilisée pour détruire les regroupements de troupes ennemies et bloquer leur avance, ou en matière offensive pour ouvrir la voie à une percée. Son usage est naturellement dangereux car il ouvre la voie à une riposte nucléaire et à l’emploi de missiles stratégiques, jusqu’à la destruction mutuelle.

Avec le canon électrique, l’arme nucléaire tactique n’aura plus d’intérêt. Certes, la puissance d’un obus de canon électrique, équivalente, disais-je, à celle d’un missile tomahawk grâce à son énergie cinétique élevée, est sans commune mesure avec celle d’une arme nucléaire tactique. Mais le canon électrique pouvant tirer dix obus par minute, une batterie de tels canons pourrait couvrir de larges zones et cumuler une capacité destructrice pratiquement équivalente aux armes nucléaires tactiques, sans entraîner le risque d’escalade nucléaire – qui, de toute façon, serait neutralisée par les canons.

Le corollaire de tout ceci est qu’avec la fin du risque de destruction mutuelle assurée, la guerre redevient une option : on ne pouvait pas gagner une guerre nucléaire, mais on pourra gagner une guerre au canon électrique, comme l’on pouvait jadis gagner une guerre au canon à poudre. Le canon électrique représente donc la restauration des anciennes règles stratégiques de la guerre, et il faut donc s’attendre à ce que, dans les années, puis les décennies qui viennent.

Les conséquences à court terme

Les rivaux stratégiques des Etats-Unis ne s’y trompent pas : pour la Chine et la Russie, le caractère opérationnel de cette arme et la perspective de sa multiplication sur terre comme sur mer est d’ores et déjà perçu comme susceptible de remettre en cause l’équilibre stratégique et en particulier de rendre obsolètes les arsenaux nucléaires. Or, la Chine comme la Russie ne sont pas en mesure de rivaliser avec les Etats-Unis sur un plan purement conventionnel si ceux-ci se lancent pleinement dans une guerre. Voir l’Amérique s’équiper seule de cette arme serait pour elles un véritable cauchemar stratégique, une fin de partie.

Et cette situation est de nature à générer deux effets :

– d’abord les Russes et les Chinois concentrent d’ores et déjà leurs activités de cyberespionnage et d’espionnage industriel à s’emparer d’informations sur le canon électrique, dans le but de le copier (cf. l’article du WSJ en lien au début).

– ensuite, le développement et le test de ce nouvel armement pourraient pousser Russes et Chinois à agir relativement rapidement, avant que les Américains ne disposent d’un armement de ce type pleinement opérationnel en quantité suffisante et des capacités de le produire en masse et que l’équilibre nucléaire stratégique ne soit complètement rompu.

Le canon électrique nous débarrassera donc de l’épée de Damoclès de l’anéantissement nucléaire, mais au prix du retour de tout ce que cette menace neutralisait.