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Ce que nous dit l’Ukraine de la guerre qui vient

Bernard Wicht

Entretien de Slobodan Despot avec Bernard Wicht,

auteur de : Vers l’autodéfense : le défi des guerres internes

Avertissement au lecteur : Avant de démarrer cet entretien sur les premières leçons de la guerre en Ukraine pour l’Europe, il est nécessaire de spécifier que l’observateur indépendant ne peut pas se baser sur les déclarations et affirmations des protagonistes (pour mémoire, l’Ukraine, la Russie, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’OTAN). Pour le dire avec les mots d’un détective-enquêteur en matière criminelle, « dans cette affaire tout le monde ment ». Celui-ci ne peut donc se fier aux allégations des témoins et doit se reposer sur sa propre expérience du crime, sa connaissance de la psychologie humaine ainsi que le sens commun pour s’efforcer de reconstituer le déroulement des événements et, finalement, mettre au jour le mécanisme de la scène de crime. S’agissant de la guerre en Ukraine, il ne s’agit pas tant de la seule psychologie humaine que de la compréhension de la guerre et de ses ressorts profonds. Car, comme toute activité collective, celle-ci est dépendante des propriétés essentielles de la société qui la soutent. En l’occurrence, et pour faire court, à fin 2021 l’Ukraine est un Etat défaillant qui n’est absolument pas prêt à affronter une offensive russe, ni du point de vue de la discipline, de l’instruction et de l’équipement militaires, ni de l’encadrement compétent apte à conduire manœuvre et stratégie. Dans ces conditions, essayer ensuite de faire croire à un sursaut, à une résistance efficace (sortie de terre) est aussi peu pertinent que d’imaginer un club de 4ème ligue se qualifier, en l’espace d’une nuit, pour le Mondial de football. Cette vaste tentative de désinformation se poursuit à l’heure actuelle : les forces ukrainiennes seraient en pleine contre-offensive et l’armée russe en pleine retraite. Pour reprendre la métaphore du détective-enquêteur, le sens commun commande de ne pas se laisser abuser : au mois de mai, des hauts responsables du gouvernement ukrainien admettent que leurs troupes subissent des pertes effroyables face à la puissance de feu russe (environ 1’000 tués et blessés par jour). Encore une fois, après de tels aveux, prétendre à une contre-offensive victorieuse équivaut à une déclaration de Napoléon affirmant, après sa défaite de Waterloo, s’être néanmoins emparé de Bruxelles (l’objectif qu’il n’a pu atteindre précisément à cause de son échec sur la « morne plaine »). En conséquence, c’est dans les habits du détective-enquêteur que je vais essayer maintenant pour répondre aux questions qui suivent.

Quelle est la pertinence de votre étude sur l’autodéfense alors que la guerre fait rage à nos portes ?

Comme son titre l’indique, mon dernier opuscule se consacre à l’autodéfense que j’envisage comme « le » concept opérationnel en lieu et place de celui de « défense nationale » devenu obsolète avec le déclin de l’Etat-nation (marqué notamment par le retour concomitant et exponentiel du mercenariat ). C’est pourquoi, lorsque la guerre éclate en Ukraine, je pense alors que mon étude est, elle aussi, devenue ipso facto obsolète. Car, l’attaque russe semble indiquer le grand retour de la guerre conventionnelle entre États et celui des armées régulières. Mon hypothèse de travail basée sur des menaces de type « guerre civile moléculaire » avec une prédominance d’acteurs non-étatiques de type narco-gangs, narco-terroristes et islamo-djihadistes semble donc compromise. Comme me le dit mon ami Laurent Schang au soir du 24 février, « cette fois c’en est fini de la guerre 2.0 » (en référence aux défis infra-guerriers).

Les Etats d’Europe occidentale sont-ils encore capables de faire la guerre ?

Puis, après quelques jours, cette première impression s’estompe lorsqu’il apparait que, hormis quelques bataillons éparses, l’OTAN n’a plus de puissance militaire effective, que l’armée allemande est en état de déliquescence avancée, que l’armée française (certes encore très opérationnelle) ne dispose que pour 7 jours de minutions en cas d’affrontement de haute intensité et que le reste est à l’avenant. Tout cela signifie qu’en Europe occidentale, l’Etat n’est plus capable de « faire la guerre », fonction constituant pourtant sa principale attribution régalienne et le moteur de sa construction historique (selon la fameuse formule de Charles Tilly, la guerre fait l’Etat). Aujourd’hui, il se recroqueville sur son seul privilège pénal-carcéral. D’ailleurs, la tempête de désinformation médiatique orchestrée depuis le début de la guerre en Ukraine, montre que la citoyenneté a perdu toute substance et qu’il n’importe plus d’informer des femmes et des hommes libres et responsables, mais de faire tenir tranquille une populace toujours à la veille de l’émeute ou de la révolte.

Votre analyse demeure donc pertinente ?

(Vanitas vanitatis …) Oui : c’est celle d’un Etat-nation vidé de sa substance par le capitalisme du désastre, de sociétés post-nationales soumises à une violence intérieure qui n’est plus canalisée par le monopole étatique désormais caduque. S’il en était encore besoin, la guerre en Ukraine et les décisions qu’elle a engendrées (en particulier les sanctions dont nous sommes les premières victimes) démontre que les Etats européens ne se préoccupent plus du bien-être de leurs peuples, que leurs élites politiques sont aspirées par la dynamique du capitalisme global et par ceux qui en détiennent les leviers de commande. Fernand Braudel le dit : « le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’Etat, qu’il est l’Etat ». De plus, sa régulation ne passe plus par l’Etat(-providence) mais par la guerre (welfare —> warfare), que celle-ci soit intérieure ou contre un ennemi désigné par l’appareil médiatique (Russie in casu). Il importe de bien garder cette réalité à l’esprit et d’en faire le point de départ de tout effort de compréhension des mécanismes du monde actuel : dans le cadre du capitalisme global l’Etat-coquille-vide n’est plus le sujet de la guerre, il n’en est plus que le théâtre (le décor pourrait-on dire), l’espace géographique où déroule les affrontements. Si on s’efforce de l’étudier au-delà du bruit médiatique, la guerre en Ukraine nous dévoile ce nouvel état de fait.

Pourtant ce conflit marque le retour de la guerre entre Etats, n’est-ce donc pas contradictoire de dire que l’Etat n’est plus le sujet de la guerre ?

Non, et cette question me permet de préciser mon propos. Schématiquement, on peut dire que jusqu’au 24 février 2022, beaucoup d’analystes (moi-même y.c.) considéraient que la guerre infra-étatique représentait le risque majeur en Europe : à savoir, 1) des affrontements de niveau moléculaire (attentats-suicide, attaques à la machette, fusillades) 2) se déroulant en-dessous du seuil technologique, 3) mettant aux prises des groupes armés, des gangs et des cellules terroristes, 4) se finançant via le trafic de drogue et les autres canaux de l’économie grise. En d’autres termes, une représentation découlant directement du constat de Martin Van Creveld : « Les armements modernes sont devenus si couteux, si rapides, aveugles, impressionnants, encombrants et puissants qu’ils entrainent à coup sûr la guerre contemporaine dans des voies sans issues, c’est-à-dire dans des milieux où ils ne fonctionnent pas ». (La transformation de la guerre, p. 52).
Comme je l’ai dit au début, le déclenchement de la guerre en Ukraine est venu bouleverser cette image de la menace en nous laissant penser à un retour de la guerre conventionnelle en Europe (batailles entre armées régulières, engagements de chars, artillerie, aviation et missiles à longue portée, spectre de l’emploi d’armes nucléaires tactiques). Cependant en y regardant plus attentivement, la réalité des combats n’est pas aussi évidente. Certes, la guerre conventionnelle est bel et bien présente côté russe, avec une armée disciplinée, bien équipée, bien commandé pratiquant la manœuvre interarmes. Côté ukrainien en revanche, la situation est beaucoup plus floue, l’armée régulière de conscription était déjà en déliquescence avant l’éclatement du conflit, contraignant ainsi, dès le début de la guerre, le gouvernement Zelensky à s’appuyer sur les groupes paramilitaires, en particulier les sinistres bataillons Azov dont les exactions sur les populations civiles sont désormais bien connues. Néanmoins, ce sont eux qui représentent, à ce moment-là, les seules véritables forces combattantes sur lesquelles l’Etat ukrainien « défaillant » (retenons ce terme) peut s’appuyer pour affronter l’offensive russe. Précisons encore que ces unités ne sont pas dépendantes de l’Etat ukrainien, elles disposent de leur propre mode de financement basé sur les trafics et le racket mafieux des populations locales qu’elles n’hésitent pas non plus à utiliser comme bouclier humain. Elles sont toutefois complètement décimées dans les combats autour de Marioupol et des aciéries Azovstal. A partir de ce moment, il faut considérer qu’elles cessent d’exister en tant que troupes constituées. Aujourd’hui, après les effrayantes saignées humaines subies par les troupes ukrainiennes, ce sont des mercenaires qui semblent porter le poids des combats mais, surtout, reprennent le rôle de prédateur exercé auparavant par les bataillons Azov. Ces éléments mercenaires ne sont évidemment pas payés par l’Ukraine qui n’en a pas les moyens, mais par le complexe militaro-médiatique américano-OTAN – le capitalisme est à la manœuvre ! On peut donc d’ores et déjà avancer qu’à l’heure actuelles, un Etat affaibli (défaillant) – l’Ukraine en l’occurrence – n’est plus capable de faire la guerre avec ses propres forces nationales. Il se trouve obligé de faire appel à des forces extérieures qu’il ne contrôle pas. On rejoint donc notre constat précédent sur l’incapacité de l’Etat-nation à faire la guerre.

Ouvrons une parenthèse pour relever combien on retrouve ici le scénario de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) où ce ne sont pas les rois et les monarques de l’époque, mais les entrepreneurs militaires (Wallerstein, Tilly, Saxe-Weimar notamment) qui décident de la guerre en prenant appui sur le premier « système financier transnational » – la Banque d’Amsterdam. Là aussi, les armées mercenaires « vivent sur le pays », pillant et mettant à sac quasiment toute l’Europe centrale. La longévité de cette guerre s’explique également pour cette raison : dans une Europe sortant de l’économie féodale et entrant dans ce qu’on appelle le « premier capitalisme », l’entrepreneuriat militaire rapporte de juteux bénéfices.

Alors, assiste-t-on (ou non) au retour de la guerre conventionnelle en Europe ?

Certainement, mais cette affirmation nécessite quelques explications parce que si retour de la guerre conventionnelle il y a, il faut s’empresser de dire qu’il s’agit d’une guerre conventionnelle NG (nouvelle génération) dans laquelle, côté ukrainien, les forces paramilitaires et mercenaires chargées de défendre le pays se révèlent plus dangereuses pour les Ukrainiens que l’armée russe qui les attaque. Dès lors, les paramètres suivants semblent se dégager concernant cette « guerre conventionnelle de nouvelle génération » : 1) à la base, un Etat affaibli (défaillant) qui n’est plus capable d’assurer sa défense au moyen de ses forces armées nationales, 2) qui doit faire appel à des forces irrégulières, paramilitaires et mercenaires, 3) celles-ci « vivant sur le pays » via le racket et la prédation 4) et massivement financées, équipées par le capitalisme global. Il apparaît d’ailleurs que l’Ukraine n’est en rien un précurseur en la matière : au début de la guerre en Syrie (2011), c’est l’intervention des irréguliers du Hezbollah libanais qui sauve de l’effondrement l’Etat affaibli de Bachar El Assad. De même, le cas de l’Azerbaïdjan pointe une situation similaire : c’est grâce aux armes et aux mercenaires mis à disposition par la Turquie ainsi qu’aux contingents de combattants arabo-musulmans, le tout payé par la rente pétrolière azéri, que ce pays parvient à engranger les succès que l’on sait au Haut Karabagh. Or, malgré toutes leurs différences, tant l’Ukraine, la Syrie de Bachar que l’Azerbaïdjan ne sont pas des Etats forts. Aucun ne peut s’appuyer sur une forte cohésion sociale établie, ni une économie prospère dont les bénéfices profitent à l’ensemble des citoyens. Aucun de ces pays ne disposent non plus d’une véritable élite politique nationale sur laquelle l’appareil étatique peut s’appuyer ; le pouvoir y est détenu par des clans ou des cliques mafieuses cherchant avant tout à accaparer les richesses pour leur seul profit.

En définitive pour les Ukrainiens, c’est « une guerre dans la guerre » ?

Oui, et ce n’est pas étonnant si l’on suit la grille de lecture du Leviathan de Hobbes : en l’absence de l’Etat, c’est la guerre de tous contre tous… qui, à l’âge du capitalisme global, peut durer indéfiniment parce qu’elle représente un business très lucratif – d’où le concept de « capitalisme du désastre ». Autrement dit, conduite par des combattants provenant d’unités paramilitaires et mercenaires cette belligérance NG est « sans limite » deviennent l’objectif ; les civils censés être défendus deviennent l’objectif principal des groupes armés susmentionnés et l’effort de guerre est financée par le capitalisme global dans sa déclinaison « désastreuse ». Une telle guerre ne respecte pas les distinctions civil/militaire, front/arrière, guerre/crime. Elle est mixte : à la fois conventionnelle sur le champ de bataille, criminelle dans son fonctionnement, terroriste dans ses actes et visant les populations. Relevons combien on retrouve les caractéristiques de la guerre infra-étatique décrites précédemment.

Revenons à la question initiale, l’autodéfense a-t-elle encore sa pertinence dans un tel état de chaos et de désordre, de guerre sans limite ?

Plus que jamais ! en particulier dans une Europe occidentale incapable de se défendre, où le schéma ukrainien risque fort de se reproduire . Car, si l’Etat n’est plus le sujet de la guerre, alors c’est l’individu lui-même qui le devient (d’où l’autodéfense). En outre, cet individu n’est plus un citoyen mais un « homme nu » dépouillé de toute protection, sans cité (a-polis) et susceptible d’être mis à mort aussi bien par la police que par les gangs ou les acteurs précités de la guerre NG sans limite. Pour cet homme nu dès lors, l’autodéfense représente le seul horizon en termes de liberté et de sécurité résiduelles, le dernier moyen de conserver quelques bribes de ce statut d’animal politique que lui conférait auparavant la citoyenneté en armes (la polis hoplitique).

Précisons que la notion d’autodéfense entendue ici dépasse le cadre de la simple technique de combat à mains nues. Elle représente l’envers de la légitime défense parce que ce n’est pas un concept juridique protégeant le citoyen, mais un état de fait, une tactique défensive, une réaction de survie. En ce sens, elle constitue l’ultime barrage des bannis et des proscrits contre la violence qu’ils subissent. Pour eux, elle est le moyen de se re-construire, de re-devenir des personnes humaines et non plus seulement des corps (homo sacer) que l’on peut violenter à merci. La philosophe Elsa Dorlin parle à cet égard de l’édification d’une « éthique martiale de soi » à travers ders pratiques que l’individu désarmé et sans citoyenneté utilise pour se protéger physiquement des agressions . Et, compte tenu du chaos généralisé et de l’effondrement se profilant à l’horizon des sociétés européennes, dans le sillage de la guerre en Ukraine, il importe d’insister sur cette fonction re-constitutive de l’autodéfense. Se défendre c’est exister : les insurgés du ghetto de Varsovie en sont un exemple emblématique !

Précisons toutefois que, même dans ce scénario de re-empowerment, la marge de manœuvre de l’homo sacer reste très étroite. C’est pourquoi, la mise en perspective des événements (selon la méthode du temps long historique), c’est-à-dire le récit y occupe une place stratégique. Celui-ci permet de définir un espace, une réalité « alternative » au narratif imposé par le complexe militaro-médiatique du capitalisme global. Ce récit minoritaire, le philosophe Eric Werner propose de l’articuler sur le triptyque autonomie–crise–proximité en réponse à celui du discours dominant , insécurité–crise–résilience ; pour mémoire cette dernière notion ne signifie pas résister mais « accepter docilement son sort, aussi mauvais soit-il » !

Autonomie, proximité, autodéfense comprise comme « défense au plus près » vont, selon toute vraisemblance, constituer les nouveaux repères dans un monde européen où la guerre en Ukraine marque la fin ultime du cycle historique occidental : « Le temps de révolutions est clos, nous vivons celui de l’extermination et, par ricochet, celui de la survie et de l’autodéfense. C’est l’ère des poches d’autonomie » .