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Des guerres à venir ?

Philippe Fabry

Les Dîners de l’Institut Diderot

www.institutdiderot.fr

Septembre 2017

DES GUERRES À VENIR ?

L’Institut Diderot m’a fait l’honneur de m’inviter afin de présenter mon dernier livre, Atlas des guerres à venir. Ce livre, comme son titre le laisse deviner, présente des prévisions, des anticipations géopolitiques, mais je ne vais pas présenter ici un travail de prospective « classique ».

Je dois en effet commencer par dire que le contenu du livre est le dérivé de travaux que je conduis depuis une quinzaine d’années, maintenant, et qui ont déjà donné lieu à la publication, il y a deux ans, de mon Histoire du siècle à venir, livre qui jetait les bases de ce que j’ai appelé « l’historionomie », l’étude des lois de l’Histoire – notamment dans un but prospectif, mais pas seulement.

UNE AUTRE FAÇON DE LIRE LE MONDE

Ce que j’entends présenter ici, c’est avant tout une autre façon de lire l’Histoire, et par là même de lire le monde.

Lorsque je parle d’étude des lois de l’Histoire, il ne s’agit pas de faire de la divination ou d’aborder l’Histoire comme un phénomène mystique ou naliste ; c’est pourquoi je récuse les accusations d’historicisme. Je ne prétends pas donner un sens ultime à l’Histoire, je me borne à constater comment elle se fait, et elle ne se fait pas continûment de manière anarchique, aléatoire et hasardeuse, mais présente des effets structurels, les « schémas » ou « cycles » ou « modèles » historiques que j’expose dans mes livres, et que j’analyse comme le produit de lois sous-jacentes.

La démarche pour identifier ces schémas historiques est essentiellement comparatiste, car le comparatisme est un outil extrêmement utile dans les sciences où l’expérience contrôlée est impossible (par exemple en astronomie) et où seule la multiplicité des exemples recensés permet d’isoler des variables, de dresser des catégories, de faire le tri entre le déterminant et le négligeable.

Mes travaux fondamentaux me portent d’ailleurs plus loin que la simple observation de schémas récurrents, et tentent d’en examiner le mode d’apparition et de fonctionnement sous-jacent. Cela m’a amené, dans mon précédent livre, Histoire du Siècle à venir, à faire une analogie avec les objets mathématiques que sont les automates cellulaires, qui montrent qu’avec un petit nombre de règles générales au niveau unitaire on voit apparaître des structures à grande échelle, complexes, stables ou périodiques, parfois auto-réplicantes. J’ai encore d’autres travaux qui approfondissent cela et que je compte publier prochainement, mais n’entrerai pas ici dans le détail, car ce serait très long et ce n’est pas nécessaire à l’appréhension et à la compréhension de mon travail prospectif.

Je vais donc plutôt m’attarder sur ce qui est au contraire nécessaire pour comprendre l’aspect prospectif de l’historionomie.

D’abord je rappellerai, comme je le fais dans l’Atlas des guerres à venir, que dans mon Histoire du siècle à venir j’avais relevé la répétition de schémas de très longue durée, soit plus de mille ans.

Quand je parle de « schéma » ou de « cycle », il s’agit d’une trajectoire historique consistant en une suite ordonnée de différentes étapes d’évolution d’une entité historique (état, civilisation…) marquées par des événements comme une invasion, l’apparition d’une certaine institution, d’un certain ordre international, etc. J’estime avoir identifié un schéma lorsque j’observe une telle trajectoire sur un nombre suffisamment significatif d’étapes – au moins une demi-douzaine, généralement plus – se réalisant toujours sur un laps de temps comparable et avec un rythme – c’est-à-dire le temps séparant les étapes les unes des autres – similaire.

Bien évidemment, s’agissant d’une démarche comparatiste, plus on a d’occurrences documentées d’un même schéma, plus grande est la précision du modèle.

J’évoquais dans Histoire du siècle à venir principalement quatre cycles A, B, C et D, correspondant :

A : à la Grèce antique et à l’Europe à partir de la chute de l’Empire romain

B : à l’histoire de la Rome antique de sa fondation à sa chute, et à celle des États-Unis

 

C : à la trajectoire du Judaïsme antique, de l’Exode à l’ex- pulsion des Juifs de Palestine par les Romains, et à la trajectoire historique de l’islam depuis son apparition.

D : à l’histoire des empires assyro-perses antiques et des empires turco-mongols modernes.

Je montrais que ces parallèles historiques avaient ceci de remarquable qu’ils s’articulent et font système, de manière parfaitement cohérente : ainsi non seulement la trajectoire grecque antique est similaire à la trajectoire européenne moderne, la trajectoire romaine antique similaire à la trajectoire américaine et la trajectoire du judaïsme antique similaire à celle de l’islam, mais encore les rapports entretenus par les civilisations grecque et romaine sont identiques à ceux existant entre l’Europe moderne et les États-Unis, et les relations entre les Gréco-romains et le judaïsme dans l’Antiquité semblables à celles des Occidentaux et de l’islam aujourd’hui.

Outre ces quatre grands cycles, je notais aussi l’existence de « sous-cycles » les précisant, c’est-à-dire des schémas dans le schéma s’appliquant à une partie de la civilisation en question seulement, comme le cycle Oméga, établissant la similarité de la trajectoire historique de la Sparte antique et de la Prusse moderne, au sein du parallèle entre Grèce et Europe.

Enfin, pour des schémas comme A et B, j’ai même démontré, avant la Grèce et Rome, avant l’Europe et les États-Unis, l’existence d’une première occurrence à l’âge du Bronze, décelée pour A dans la Crète minoenne et pour B dans la Grèce mycénienne – celle des Achéens d’Homère.

De l’observation de ces cycles j’ai tiré un certain nombre de conclusions dont :

  • –  la constance du phénomène en dépit d’importants changements d’échelle géographique, de technologie, de culture, qui apparaissent n’affecter nullement la répétition des schémas jusqu’alors, ce qui permet de croire que les innovations technologiques actuelles ne rendent pas ces schémas obsolètes.
  • –  la formulation de la distinction entre ce que j’ai appelé « l’Histoire nécessaire » et « l’Histoire contingente ». L’Histoire nécessaire est le modèle, le « squelette » de l’Histoire. C’est ce dont on peut être certain que cela arrivera : les « trajectoires historiques ».L’Histoire contingente est la chair de l’histoire, comment elle se fait effectivement : qui endosse quel « costume », la durée exacte des événements, les pertes exactes d’une bataille… C’est la part aléatoire, en réalité la moins importante, mais qui pourtant forme l’Histoire telle que nous la voyons, et multiplie les accidents de surface qui, bien souvent, empêchent de constater au premier coup d’oeil que l’on est en face d’une trajectoire historique similaire ; cela n’est possible qu’au prix d’une démarche comparatiste, d’un certain travail d’érudition, et d’efforts intellectuels. Mais c’est par ce cheminement que l’on parvient à dégager les schémas historiques.

Ces modèles permettent alors de connaître l’Histoire nécessaire, et en les appliquant aux données actuelles on peut anticiper ce que sera l’Histoire contingente, observable : c’est la démarche prospective qui est au centre de l’Atlas des guerres à venir.

DES OUTILS ORIGINAUX
DE RAISONNEMENT PROSPECTIF

Dans Histoire du siècle à venir, je me suis appuyé sur les schémas de plusieurs siècles évoqués tantôt, sur la base desquels j’anticipais l’évolution à venir à l’échelle du siècle.

Dans l’Atlas des guerres à venir, je superpose à ces schémas, qui donnaient une bonne idée des grandes lignes du devenir à cet horizon séculaire, de nouveaux schémas, de plusieurs dizaines d’années seulement, ce qui permet de formuler des prévisions à quelques années, voire mois, près, représentant un gain d’un à deux ordres de grandeur dans la prédictibilité.

La méthode, en revanche, demeure la même.

Il y a d’abord le raisonnement fondé sur la trajectoire historique elle-même.

D’abord il faut identifier un schéma en cours de réalisation en vérifiant qu’aux dates t1, t2, t3, t4… la trajectoire suivie est bien similaire à celle du schéma théorique, et suit le même rythme. Dès lors on peut considérer que la trajectoire demeurera similaire à t5, t6… et donc donner le sens de variation, la direction de l’évolution probable et la date approximative des étapes suivantes.

On notera que cette démarche est beaucoup plus fiable que les comparaisons historiques statiques sur lesquelles les commentateurs fondent régulièrement leurs prévisions, et qui consistent à faire un parallèle entre tel pays actuel et tel autre pays à telle date, et en postulant que les deux situations évolueront de manière similaire, sans mesurer si c’est, auparavant, le même mouvement qui avait conduit à ces situations comparables. Cette façon de faire usuelle est très peu significative, car on ne peut déduire d’une similarité ponctuelle une similarité continue.

Au contraire, en recherchant des trajectoires historiques étalées dans le temps, avérées bien avant la situation présente, alors postuler que les trajectoires demeureront parallèles apparaît fondé, car l’on a alors un modèle dynamique, et non statique.

Pour compléter et préciser les résultats ainsi obtenus, on peut recourir à ce que j’appelle le raisonnement géographique : je pars de la constatation que la répétition de schémas historiques s’accompagne souvent de correspondances géographiques. L’on retrouve des configurations géographiques similaires, quoique pas à la même échelle, d’une occurrence à l’autre, ainsi qu’un mouvement général. Cela se voit particulièrement sur les cartes résumant les différentes occurrences du cycle « A » et du cycle « B » présentes au début de mon Atlas, qui montrent une sorte d’adaptation de la même idée générale à différentes échelles géographiques, d’une part, et d’autre part un mouvement continu vers l’Ouest.

(Fig. 1 Configurations similaires et déplacements géographiques d’une occurrence à l’autre.)

Le raisonnement géographique consiste à tenter d’opérer une sorte de projection des données préalablement tirées du raisonnement sur la trajectoire historique sur l’espace mondial actuel, afin d’identifier telle future zone de conflit, ou d’anticiper tel redécoupage géopolitique.

C’est grâce à ces outils « historionomiques » que je formule mes prévisions.

Pour terminer cette introduction un peu méthodologique, je veux mettre en exergue cette idée que les prévisions que je vais vous proposer ne sont pas comme celles que l’on entend communément. Je ne m’appuie pas seulement sur l’état du monde, mais sur un système théorique déduit de l’étude de l’histoire, et qui confère véritablement une vision dynamique des choses, c’est-à-dire qui permet d’anticiper non seulement les continuités, mais aussi les ruptures, ce que l’on appelle parfois des « cygnes noirs ».

Je ne suis pas un expert en géopolitique, je n’ai pas une connaissance encyclopédique des réalités du terrain au jour j ; en revanche, j’ai des outils conceptuels qui permettent de raisonner de manière originale et, surtout, en triant le nécessaire et le contingent, le déterminant et le négligeable. Je ne peux donc pas, par exemple, dire exactement en quoi consistera la guerre de demain, quelles seront les armes employées, et quelles seront les innovations déployées sur les champs de bataille. En revanche, je pourrai dire, et j’y reviendrai, que la guerre qui vient sera à la guerre froide ce que la Seconde guerre mondiale fut à la première et ce que les guerres napoléoniennes furent à la guerre de Sept Ans.

 Je peux donner un rapport, pratiquement une fonction, au sens mathématique du terme. Et ainsi déterminer quels principes présideront à ces innovations, et aider les plus spécialistes que moi à les anticiper en leur donnant un cadre prospectif.

Ainsi, si je m’adresse à, disons, des militaires, je ne saurai pas dire quelles armes doivent être développées, ou quels emplois innovants on peut faire de l’existant, parce que l’armement, la stratégie, l’opérationnel, la tactique, tout ceci est de la science militaire dans laquelle je n’ai guère que des notions. Mais pour ceux qui connaissent bien l’état de l’art, lorsque je leur dis dans quel rapport nous serons demain au regard d’aujourd’hui, alors ils sont rendus capables de faire eux-mêmes leurs calculs, et de poser leurs déductions et leurs conclusions, mieux que je ne saurais le faire.

Ayant à l’esprit cette présentation de l’historionomie et des méthodes prospectives qu’elle permet, nous pouvons passer à la pratique.

Je ne dispose bien sûr pas ici de l’espace nécessaire pour exposer l’ensemble du propos du livre, et me limiterai donc au théâtre qui nous intéresse et nous concerne naturellement le plus, l’Europe, qui sera dans les années qui viennent le lieu d’un affrontement de grande ampleur entre les États-Unis et la Russie.

LE SCHÉMA HISTORIQUE DES IMPÉRIALISTES REVANCHARDS ET LA GUERRE À VENIR EN EUROPE

Le schéma historique que j’appelle « des impérialistes revanchards » est celui qui rend compte de la situation actuelle et des dangers menaçant l’Europe.

Il s’agit d’une trajectoire d’environ 80 ans, qui s’applique à la fois à la France de Napoléon, l’Allemagne d’Hitler, et jusqu’à présent à la Russie de Vladimir Poutine – notez que les noms des individus remarquables servent de repères, mais que ce sont des mouvements de fond affectant des nations entières dont il est question.

Ce schéma se présente comme suit :

Il commence par la fondation, ou l’affirmation, d’un empire après une série de guerres permettant la constitution d’un espace recherché de longue date par la nation qui l’établit : c’est le cas du royaume de France à la fin des guerres Louis-quatorziennes en 1714, qui avaient pour objectif de faire le « pré carré » ; c’est le cas de l’Empire allemand fondé en 1870 au terme des guerres bismarckiennes dont le but était de faire l’unité allemande sous égide prussienne, et c’est le cas de l’Empire soviétique, empire panslave bâti par les guerres de Staline et achevé en 1945.

Une quarantaine d’années après, cet empire est confronté à une guerre dans laquelle il se lance avec la certitude qu’elle sera courte et victorieuse, et qui finalement se révèle longue, épuisante et débouche sur une humiliation totale : on l’observe en 1763 avec la fin de la guerre de Sept Ans, qui coûta à la France la quasi-totalité de son premier espace colonial ; en 1918 avec la défaite allemande dans la Grande guerre et le Traité de Versailles ; en 1991 avec l’effondrement de l’Empire soviétique et le démembrement de l’URSS une dizaine d’années après l’élection de Ronald Reagan et le déclenchement de la guerre d’Afghanistan.

(Fig. 2 Comparaison des territoires perdus lors des diverses occurrences modernes du schéma de l’impérialiste revanchard.)

(Fig. 2 – suite)

Observons ici, au passage, un exemple de la permanence du schéma en dépit d’évolutions technologiques considérables : on constate que l’URSS a connu une chute semblable à la France et à l’Allemagne alors que, du fait de l’apparition de la bombe atomique, il n’y a pas eu de grande guerre conventionnelle entre l’URSS et l’OTAN, comparable à la guerre de Sept Ans et à la Grande guerre. Pour autant, la décennie des années 1980, l’aventure afghane et le dernier round de la course aux armements, avec l’Initiative de Défense Stratégique reaganienne, ont eu les mêmes effets sur l’URSS : l’enlisement inattendu dans un conflit, les difficultés économiques et, finalement, l’effondrement politique. L’on doit donc en déduire que l’apparition de l’arme atomique, si elle modifie le mode de réalisation du schéma, peut-être dans un sens moins meurtrier en définitive, n’entame pas la validité du modèle.

Cette défaite humiliante a pour conséquence l’effondrement du régime autoritaire en place et l’apparition d’une tentative démocratique. Cela est aisément visible dans l’instauration de la République de Weimar dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, et dans la libéralisation de la Russie durant les années 1990. La France a également connu cela en 1789 avec la Révolution et la monarchie constitutionnelle de 1789-1792. Sur ce dernier cas, on ne peut ignorer le fait que, contrairement à l’Allemagne et à la Russie, l’effondrement du régime n’a pas été immédiat après la défaite de 1763, mais différé. J’incline à penser que la cause de cet écart est à rechercher dans le fait que, contrairement à l’Empire allemand et l’URSS, le territoire métropolitain français n’a pas été amputé, et l’humiliation du régime a donc été moindre, et lui a autorisé un sursis. Ceci est un exemple du genre de variations que l’on peut observer dans une occurrence historique du schéma, et illustre la distinction que j’évoquais plus tôt entre l’Histoire nécessaire et l’Histoire contingente : la défaite humiliante et la chute du régime sont nécessaires, mais leur mode exact de réalisation est contingent.

L’étape suivante est dans l’échec de cette tentative démocratique et le retour d’une forme de régime autoritaire, militariste et revanchard que son parcours conduira à un expansionnisme largement au-delà de ses frontières originelles.

Ce régime autoritaire, en France, est celui des Jacobins puis Napoléon ; en Allemagne celui d’Hitler, en Russie celui de Poutine.

Il est caractérisé d’abord par un irrédentisme très agressif, visant à reconstituer la « nation idéale ».

En France, cela consistait à rechercher les « frontières naturelles », jusqu’au Rhin. Pour l’Allemagne nazie, il fallait accomplir le pangermanisme en annexant, notamment, l’Autriche, qui n’avait jamais fait partie de l’Empire allemand. Pour la Russie de Vladimir Poutine, il s’agit de faire l’unité du « monde russe ».

C’est cet irrédentisme agressif qui conduit à la guerre : les régimes parlementaires voisins, on dirait aujourd’hui démocratiques, d’abord conciliants, finissent par se lasser et prendre peur face à un expansionnisme qui semble ne jamais devoir s’arrêter, et finissent par se résoudre à déclarer la guerre pour l’arrêter.

Le camp démocratique est toujours conduit par une thalassocratie, c’est-à-dire une puissance maritime qui entend défendre une certaine vision du droit international. Face à la France napoléonienne il s’agissait de l’Angleterre, face à Hitler c’était encore l’Empire britannique, qui en cours de conflit a passé le témoin aux États-Unis, et aujourd’hui ce sont toujours les États-Unis.

Par opposition, autour du pays de l’impérialiste revanchard, s’agglomèrent tous ceux que la vision portée par la thalassocratie – maritime, marchande, capitaliste, ouverte et cosmopolite – repoussent. C’est pourquoi je désigne la puissance de l’impérialiste revanchard sous le vocable de « tellurocratie », car à ce modèle elle oppose une vision globalement autoritaire, continentale, traditionnaliste, dirigiste, protectionniste.

 La conflictualité provoquée par l’irrédentisme agressif d’un seul acteur se structure donc en guerre de blocs portant des visions de l’ordre mondial radicalement opposées, ce qui est le ferment de la guerre totale. Dans le même temps, cet irrédentisme agressif donne l’étincelle qui embrase la situation environ une génération après la défaite humiliante ayant conduit à l’apparition de l’impérialiste revanchard.

Pour la France napoléonienne, il s’agit de l’annexion du Piémont en temps de paix, qui déclenche la guerre en 1805. Pour l’Allemagne hitlérienne, de l’invasion de la Pologne en 1939. Pour la Russie de Vladimir Poutine, cela n’est pas encore arrivé, mais une action contre les pays baltes semble le plus probable, et aura sans doute lieu d’ici 2020, si l’on applique le rythme du modèle.

La guerre se déclenche alors, et voit des succès fulgurants de la tellurocratie : l’invasion de l’Autriche et la victoire d’Austerlitz pour Napoléon, la bataille de France et l’encerclement de Dunkerque pour Hitler.

Ces succès fulgurants s’expliquent par la manière dont s’articulent les deux conflits : celui qui provoque l’apparition de l’impérialiste revanchard et celui qu’il conduit.

En effet, ai-je dit, le premier conflit est une guerre d’enlisement débouchant sur une défaite humiliante pour le pays considéré dans le schéma. L’issue de cette guerre a, pour les vainqueurs et les vaincus, des résultats diamétralement opposés : les vainqueurs tiennent la victoire pour acquise en suivant les méthodes du premier conflit, et chercheront donc d’abord, face à la menace de l’impérialiste revanchard, à rejouer le conflit précédent ; cela les conduira à la déconfiture car la défaite, chez le perdant du premier conflit, a provoqué une profonde remise en question, un bouillonnement intellectuel, en même temps que l’apparition d’une nouvelle élite, du fait de l’effondrement du régime ancien et de la mise en place d’un nouveau ; élite composée d’hommes jeunes portant de nouvelles idées – tandis que dans les pays vainqueurs, les chefs sont vieillissants et installés dans leurs certitudes de combattants victorieux.

Ainsi, en 1805, les Anglais ont-ils espéré vaincre la France de Napoléon en l’envoyant s’enliser en Allemagne, comme ils l’avaient fait durant la guerre de Sept Ans. Mais Napoléon, porteur d’une pensée militaire renouvelée avec tous les jeunes chefs militaires issus de la Révolution, s’est précipité sur Ulm pour encercler Mack, détruisant le fer de lance de l’armée autrichienne et s’ouvrant la route de Vienne, contraignant l’Autriche à capituler en deux mois, après Austerlitz.

Ainsi, en 1940, les Alliés espéraient-ils gagner comme pour la Grande guerre, en tenant une guerre de position à l’abri de la ligne Maginot, tandis que la Wehrmacht, menée avec énergie par des généraux comme Guderian, théoricien de la Blitzkrieg, perçait à Sedan et conduisait le « coup de faucille » de Dunkerque.

Ainsi, aujourd’hui, les dirigeants occidentaux pensent-ils pouvoir contenir la Russie de Poutine par les recettes qui ont remporté la Guerre froide : dissuasion nucléaire et isolement économique. Pendant ce temps, l’armée russe est rebâtie sur de nouveaux principes, avec un accent important sur la cyberguerre, le général Gerasimov, chef d’état-major russe, théorise la « guerre hybride », et le Kremlin agite une doctrine de la « désescalade », qui consiste en réalité en un usage de la dissuasion nucléaire pour couvrir des actions offensives. L’Occident risque d’être mal préparé aux premiers mouvements russes et de subir de lourdes défaites.

Or, ce sont les succès initiaux, pour l’impérialiste revanchard, qui sont importants. Il faut bien voir que la tellurocratie ne gagne jamais, car elle manque de profondeur stratégique et ne propose pas une vision de l’ordre mondial séduisante pour la majorité. Mais pour autant, elle peut remporter des résultats stratégiques époustouflants sur la base de quelques coups d’éclat, avant de périr écrasée par la masse. Ainsi est-ce grâce à leurs succès initiaux que Napoléon et Hitler ont pu si longtemps résister à leurs nombreux ennemis, alors même que leur situation financière était précaire au début de la guerre : Napoléon a rétabli les finances de l’armée par l’indemnité de guerre imposée à l’Autriche, et Hitler a nancé la guerre à l’Est par le pillage de la France ; tous deux ont obtenu des paix séparées avec plusieurs belligérants, rendant la conduite de la guerre plus éprouvante aux adversaires demeurant en guerre.

Pour autant tous les tellurocrates n’ont pas remporté les mêmes succès initiaux. Je dois ici brièvement parler de Persée.

Celui-ci était roi de Macédoine en 172 avant notre ère. Une trentaine d’années plus tôt, son père Philippe V avait dû, sous la pression militaire romaine, renoncer à son empire sur toute la Grèce dont le consul Flamininus proclama la liberté avant d’en évacuer les légions de Rome. A l’époque de Persée l’on avait donc, d’un côté Rome, de l’autre la Macédoine recroquevillée sur son territoire « national » et au milieu les cités grecques qui avaient renoncé à leur pure indépendance pour se grouper en confédérations, notamment la Ligue achéenne, après avoir compris qu’elles ne faisaient plus le poids, individuellement, face à ces deux géants romain et macédonien – dois-je expliciter le parallèle avec l’histoire européenne des dernières décennies, le repli de la domination soviétique, et la construction de l’Union européenne ?

Persée, arrivant au pouvoir à la mort de son père en 179 avant notre ère, était décidé à reconstituer l’hégémonie macédonienne sur la Grèce, reconstruisit son armée et chercha des alliances dans les cités grecques, notamment en pratiquant la subversion et en soutenant les démagogues – on dirait aujourd’hui les populistes. La guerre avec Rome et ses alliés grecs éclata en 172, mais Persée n’obtint pas en Grèce de résultats aussi impressionnants que Napoléon ou Hitler en leur temps à l’échelle de l’Europe. Pourquoi ? Parce que Persée, comparé à eux, manqua un peu d’audace : comme eux il remporta avec éclat la première bataille contre ses ennemis, en 171, à Callinicos, mais contrairement à eux, il fit preuve de prudence et renonça à poursuivre les Romains. Ainsi, alors qu’il aurait sans doute pu rejeter les légions de Rome à la mer et étendre temporairement sa domination sur toute la Grèce, il leur permit de demeurer dans la région, ce qui limita forcément les conséquences de son succès.

La suite de ce que l’on appelle la Troisième guerre macédonienne trouva la même issue que les guerres napoléoniennes ou la Seconde guerre mondiale, avec la chute de l’impérialiste revanchard et le démembrement de son pays – la France ramenée pratiquement à ses frontières pré-révolutionnaires en 1815, l’Allemagne coupée en deux en 1945, et la Macédoine coupée en quatre par les Romains. Mais dans l’entretemps, la guerre avait été moins meurtrière qu’elle ne l’aurait sans doute été si les Romains avaient dû procéder, après l’avoir perdue, à la reconquête de toute la Grèce.

De cette autre occurrence de l’impérialisme revanchard – il y en a d’autres, comme celui d’Hannibal, que je traite dans le livre – on peut tirer la conclusion que, si l’issue de la guerre relève de l’Histoire nécessaire, sa morphologie est contingente et dépend essentiellement de l’existence ou non d’un succès initial du tellurocrate. En historionomie, cette variété dans les possibilités de réalisations du schéma forme ce que j’appelle le cône des possibles : l’espace abstrait dans lequel l’Histoire se fera certainement, mais sans que l’on puisse être plus précis sur sa prévision exacte. La grande question est donc de savoir si Vladimir Poutine connaîtra contre l’OTAN un succès décisif comme ceux d’Hitler et de Napoléon, par exemple en remportant un succès important en Pologne contre une riposte de l’OTAN à une invasion des pays baltes, qui provoquerait des défections dans l’OTAN et lui ouvrirait la route de Berlin, ou s’il serait, sur le modèle de Persée, confiné dans les pays baltes, puis vaincu par étouffement après quelques années.

(Fig. 3 Anticipation, par raisonnement géographique, de ce que pourrait être une manœuvre russe conduisant à un succès initial similaire à ceux de Napoléon et Hitler.)

 QUELQUES CONSÉQUENCES DE LA GUERRE À VENIR

En toute hypothèse, la Russie de Poutine, comme les autres occurrences tellurocratiques, perdra nécessairement ce conflit face à la thalassocratie américaine et ses alliés, et la conséquence en sera vraisemblablement un démembre- ment de la Russie. J’émets l’hypothèse d’une réduction de la Russie à son territoire d’origine, c’est-à-dire sa partie européenne jusqu’à l’Oural, d’abord parce que là se con- centre l’essentiel de son peuplement, ensuite parce que cela la priverait de l’essentiel de ses réserves d’hydrocarbures, qui ont eu un rôle prépondérant dans la reconstruction de la puissance russe par Vladimir Poutine.

Et de la même manière que l’abaissement de la France après 1815 a permis la construction de l’Empire allemand par la Prusse, et que l’abaissement de l’Allemagne en 1945 a permis la constitution de cet empire panslave qu’était le Pacte de Varsovie, le démembrement de la Russie ouvrirait sans doute la voie au panturquisme en permettant à la Turquie d’étendre son influence, et son contrôle, sur les territoires turcophones d’Asie centrale, qui lui échappent depuis trois siècles du fait de la puissance russe.

Le raisonnement géographique pousse d’ailleurs vers cette conclusion, dans la mesure où chaque occurrence moderne du combat entre thalassocratie et tellurocratie conduit à une emprise de plus en plus profonde, géographiquement, de la thalassocratie sur l’Eurasie – cette « île mondiale » dont parlait le père de la géopolitique, Halford MacKinder.

En effet, l’on observe un déplacement continu de la tellurocratie vers l’Est : France napoléonienne, puis Allemagne hitlérienne, puis Russie poutinienne. Dans le même temps, on constate un déplacement continu vers l’Ouest de l’allié antipodal de la tellurocratie.

Car il faut remarquer que chaque tellurocrate trouve de l’autre côté du monde un allié objectif, une jeune puissance cherchant à s’af rmer face à la thalassocratie et pro tant de ses difficultés contre l’impérialiste revanchard pour pousser ses pions. Ainsi des jeunes États-Unis qui tentèrent en 1812, alors que l’Angleterre était aux prises avec Napoléon, de conquérir à ses dépens le Canada et de l’expulser d’Amérique. Ainsi du Japon, puissance montante depuis l’ère Meiji, qui envahit les possessions britanniques d’Asie du Sud-Est en profitant des désastres infligés en Europe à l’Empire britannique par l’Allemagne. Ainsi sans doute de la Chine, alliée de la Russie contre l’ordre mondial américain, qui pro terait de difficultés américaines contre la Russie en Europe pour tenter d’expulser la puissance américaine du Pacifique Ouest.

L’on voit donc bien, d’occurrence en occurrence, le déplacement symétrique de la tellurocratie et de sa jeune puissance opportuniste alliée, coïncidant avec l’avancée de l’emprise thalassocratique sur le monde.

(Fig. 4 Raisonnement géographique, déplacement de la tellurocratie vers l’est et de son allié, la puissance montante, vers l’ouest)

La grande conséquence de ce conflit à venir, sur plusieurs théâtres dont je n’ai traité ici, rapidement, que l’Europe, sera l’accroissement de l’empire américain sur le monde, et certainement pas l’avènement d’un monde multipolaire qu’annoncent un certain nombre de commentateurs. Si cela permet d’écarter, in fine, la perspective peu réjouissante de voir le monde dominé par des puissances autoritaires comme la Russie ou la Chine, ce n’est pourtant pas sans soulever d’inquiétudes : dans la mesure où les États-Unis suivent, je le rappelais en commençant, la trajectoire historique de longue durée de la Rome antique, l’on peut s’attendre à ce que l’accroissement de leur emprise sur le monde provoque en réaction des secousses dans l’ordre politique interne américain, avec, à terme, une importante menace sur la démocratie américaine elle-même : il faut se souvenir que l’avènement, à Rome, de l’Empire, est celui d’une dictature militaire après des décennies de guerre ayant engendré un véritable parti de l’armée, auquel correspond dans notre modernité le complexe militaro- industriel, lequel, dans une guerre comme celle dont je viens d’exposer les grandes lignes, croîtrait de manière préoccupante.

CONCLUSION

Mon Atlas des guerres à venir traite de trois grands théâtres de conflits : l’Europe, l’Asie, et le Moyen-Orient. Je n’ai eu ici malheureusement que l’espace pour traiter de l’Europe, et encore pas sous tous les angles, puisque je n’ai parlé que de la confrontation avec la Russie, sans traiter le problème plus global du terrorisme islamique.

Pour autant, ce n’est pas une question que mon ouvrage ignore, bien au contraire. Je l’aborde historionomiquement sous deux angles.

D’abord le parallèle, déjà évoqué, entre le judaïsme antique et l’islam moderne. En effet il faut savoir que le judaïsme antique connut une tendance terroriste, avec le mouvement des zélotes et la secte des sicaires, qui commirent des attentats contre les citoyens romains et grecs un peu partout dans l’Est méditerranéen, fomentèrent des troubles jusqu’à Rome – n’oublions pas qu’on leur attribua le grand incendie de 64, le terme « chrétiens » désignant à l’époque des Juifs messianistes, ce qu’étaient les zélotes – et saccagèrent temples et bâtiments publics, jusqu’à ce que les Gréco-romains réagissent très violemment par une répression tenant de l’épuration ethnico-religieuse. Ce parallèle permet d’anticiper l’avenir de l’islam face à l’Occident, et il ne semble pas montrer la paix et la concorde.

Ce parallèle, repris et développé par rapport à ce que je disais dans mon Histoire du siècle à venir, se double ensuite d’un deuxième, formulé pour l’Atlas, entre le salafisme et le terrorisme islamique d’une part, et le marxisme-léninisme et le bolchévisme d’autre part, qui rend bien compte tant de la naissance et de la progression de ces idéologies révolutionnaires et de leurs excroissances terroristes, que de leur rôle géopolitique actuel et de leur avenir probable ; j’explique notamment en quoi l’on peut dire que la guerre civile de Syrie, où s’affrontent le régime baathiste d’Assad, soutenu par la Russie de Poutine, et les rebelles largement islamistes, assistés de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et de djihadistes issus de l’ensemble du monde musulman, est l’équivalent actuel de ce que fut la guerre d’Espagne dans les années 1930, où les troupes nationalistes de Franco, soutenues par l’Allemagne hitlérienne, affrontaient les Républicains espagnols anarcho-communistes aidés par l’Union soviétique et les Brigades internationales. Il s’agit là, typiquement, d’un cas où les différents parallèles historiques se rejoignent et se corroborent.

Pour terminer, que l’on me permette d’insister sur l’intérêt analytique de ce que j’ai appelé historionomie. Mon livre présente évidemment des prévisions, les meilleures et les plus précises que je puisse livrer en l’état de mes connaissances et de l’avancée de mes travaux, mais il permet également d’initier les lecteurs à cette méthode et à cette autre façon de lire l’histoire et la marche du monde. Il s’agit moins de présenter un diagnostic tout fait que de présenter des outils intellectuels et conceptuels nouveaux qui doivent servir aux commentateurs, mais aussi aux décideurs, à préciser leur appréhension de la situation mondiale, à l’analyser avec plus d’acuité, avec la même neutralité et l’objectivité que s’il s’agissait de calculer la trajectoire de corps célestes. Certaines de ces trajectoires suggèrent de prochaines et violentes collisions, auxquelles nous devons impérativement nous préparer.

Des guerres à venir ?

Philippe Fabry a mis au point une méthode originale, sous l’appellation « d’historionomie », dont il nous livre les présupposés philosophiques ainsi que quelques résultats impressionnants. Cette discipline nouvelle se présente comme une pensée de la trajectoire historique répondant aux classiques critères épistémologiques d’objectivité et de neutralité axiologique.

À la recherche des « lois de l’histoire », l’auteur fait usage de comparaisons et d’analogies qui enjambent les siècles. Il isole les modèles dynamiques porteurs de prévisions apparemment aussi imparables que le mouvement des corps célestes. Il invente un usage innovant de la cartographie.

L’épistémologue que je suis censé être s’interroge sur le retour flamboyant de l’idée traditionnelle de destin. Tout serait-il donc écrit d’avance ?
Vivons-nous, comme l’affirme l’auteur, à la veille d’une inévitable collision avec la Russie ? L’hypothèse d’une guerre en Europe, voire d’une troisième guerre mondiale doit être prise au sérieux.

Apprendre de nos erreurs passées permettrait d’éviter qu’un tel schéma désastreux n’inspire une vision fataliste du monde et de l’histoire.
N’oublions pas que la paix rapporte toujours plus que la guerre.

Pr. Dominique Lecourt

Directeur général de l’Institut Diderot

 

Philippe FABRY est historien du droit, des institutions et des
idées politiques. Il a enseigné à l’Université Toulouse 1 Capitole et contribue au site d’information « Atlantico » et au journal libéral en ligne « Contrepoints ». Son livre Rome, du libéralisme au socialisme (2014) a reçu le Prix Turgot du Jeune talent, récompensant le meilleur livre d’économie de l’année. Il a publié en 2015 Histoire
du siècle à venir, dans lequel il brosse les contours politiques, économiques, sociaux et religieux des prochaines décennies, et son dernier ouvrage Atlas des guerres à venir vient de paraître aux Éditions Jean-Cyrille Godefroy.