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Erdogan : Vers un revirement à l’italienne ?

 

Par Philippe Fabry

Depuis un mois, il s’est passé énormément de choses du côté de la Turquie d’Erdogan. D’abord ces excuses concernant le Su 24 russe abattu en novembre 2015, et il y a dix jours ce putsch manqué et la purge généralisée qui lui a succédé et est toujours en cours ; le tout sur fond de négociation toujours difficiles avec l’UE au sujet de l’éventuel avenir européen de la Turquie, qui après avoir eu un espoir d’accélération lors de la négociation sur la crise des migrants a vu un retour à la prudence européenne. A cela il faut ajouter que les relations turco-américaines se détériorent régulièrement depuis plusieurs mois en raison de l’alliance des Etats-Unis avec les Kurdes pour lutter contre l’Etat islamique.

Tout ceci, et quelques récents éléments sur lesquels je devrai revenir, me conduisent nécessairement à revoir mes prévisions dans une certaine mesure.

En effet, mes lecteurs réguliers se souviendront que j’avais envisagé il y a quelques mois que la Turquie puisse être la « Pologne de Poutine », c’est-à-dire sa première proie « facile » comme la Pologne le fut pour Hitler. J’avais noté que Poutine pourrait en effet chercher à déstabiliser le régime en excitant le PKK, en renouant avec la tradition soviétique de financement et d’armement de ce groupe terroriste, et en jouant les pompiers pyromanes dans le Caucase. Et une fois le pays en proie au désordre Poutine serait débarassé du pilier sud de l’Otan et la menace de tenaille qu’il représenterait en cas d’invasion russe de l’Europe de l’Est ; dans le pire des cas, Poutine pourrait même vouloir démembrer la Turquie et réaliser le vieux rêve russe de reprendre Istanbul et de s’emparer des détroits du Bosphore et des Dardanelles.

Les récents événements me conduisent, disais-je, à revoir mes prévisions. En effet, le retournement d’Erdogan, par sa rapidité, son ampleur et la réponse russe qui y a été apportée, me laisse penser que c’est un autre schéma historique que le schéma polonais qui risque de se réaliser; et ce schéma, c’est celui de l’Italie fasciste.

Et je dois ici faire un mea culpa. En effet, mon ami Julien Lalanne, dont j’ai déjà eu l’occasion de signaler qu’il utilisait souvent mes propres concepts historionomiques mieux que moi, m’avait suggéré, en décembre dernier, l’idée qu’Erdogan puisse être le Mussolini de Poutine, au sein d’un nouvel Axe Ankara-Moscou. J’avais écarté cette thèse au profit du parallèle avec la Pologne, et je pense aujourd’hui que j’ai eu tord et qu’il a été très clairvoyant.

Au risque de me répéter, essayant d’avoir, même si c’est difficile pour une discipline nouvelle dans laquelle la méthode se construit pas à pas en même temps qu’elle s’appliquer, j’essaye de conserver toujours une attitude scientifique, ce qui implique de reconnaître les erreurs d’appréciation aussitôt qu’elles apparaissent et de tenter de les analyser au mieux. En cela je ne crois pas que reconnaître une erreur de diagnostic affaiblit ma démarche : je ne me considère pas comme un diseur de bonne aventure dont l’intérêt du discours serait aboli au premier faux pronostic – d’autant que ceux qui auront lu mon dernier livre se souviendront que j’explique que les prévisions précises sont difficiles à faire. En l’occurrence, l’agression de Poutine contre l’Europe est toujours aussi certaine ; le rôle et le sort de la Turquie dans les événements à venir sont plus accessoires et donc plus difficiles à cerner.

J’en reviens donc à mon sujet et vais tenter d’exposer rapidement pourquoi je dis que la Turquie d’Erdogan pourrait bien plutôt suivre la trajectoire de l’Italie fasciste.

Nous sommes en 1934. Hitler, au pouvoir depuis quelques mois, essaie de mener à bien son projet prioritaire : la réunion pangermanique de l’Autriche à l’Allemagne, l’Anschluss. Le putsch nazi échoue mais entraîne la mort du chancelier Dolfuss, dictateur de l’Autriche et allié de Mussolini. Ce dernier, ulcéré – rappelons que le dictateur fasciste méprisait Hitler et s’inquiétait de voir la frontière allemande s’avancer jusqu’à l’Italie – envoie quatre divisions sur le col du Brenner, à la frontière austro-italienne, menaçant d’envahir l’Autriche si Hitler tente de pousser plus avant. Mussolini va jusqu’à se rendre à Vienne, où il déclare avec animosité le 6 septembre 1934 : « Trente siècles d’histoire nous permettent de contempler avec une méprisante pitié les doctrines d’outre-Alpes, soutenues par les descendants des hommes qui ne savaient pas écrire lorsque Rome avait César, Virgile et Auguste« .

Hitler, dépité, recule. Il faut donc bien se souvenir que, si les deux dictateurs italien et allemand sont restés dans les mémoires comme les frères du fascisme européen, plongés ensemble dans l’agression de 1940, il y eut toujours de la défiance, spécialement du côté de Mussolini, et l’alliance était loin d’être évidente quelques années plus tôt.

En réalité Mussolini, héritier de la méfiance italienne envers les Germains, chercha dans la première moitié des années 1930 à se concilier les démocraties, prêt à s’allier avec elles contre Hitler, suivant le positionnement de l’Italie à la fin de la Grande guerre.

Ces tentatives diplomatiques échouèrent tant du fait de la répulsion des démocraties contre le fascisme mussolinien que du fait de l’expédition italienne en éthiopie, agression qui mit Mussolini au ban de la communauté internationale en 1936, de même que son soutien armé à Franco, au côté d’Hitler.

Mussolini, qui croyait à l’importance de la force, finit donc par se ranger du côté d’Hitler, en dépit de ses réticences initiales, car l’Allemand s’imposait à l’Europe. Mussolini accepta donc l’Anschluss, puis rejoignit l’Allemagne et le Japon dans le Pacte d’Acier en 1939. Ce basculement eut un effet stratégique très important, puisque l’alliance de revers russe n’existait plus à partir du pacte germano-soviétique, et que la flotte italienne représentait une menace importante en Méditerrannée. L’Allemagne d’Hitler était sécurisée à l’Est et au Sud, et pouvait lutter plus sereinement contre la France et l’Angleterre, sur un seul front initial. Les choses auraient été beaucoup plus compliquées pour lui si Mussolini était resté dans le camp des démocraties.

 

Le récent revirement de Recep Tayip Erdogan face à Poutine dessine un schéma très similaire.

D’abord, Erdogan se comporte effectivement d’une manière qui vicie la démocratie en Turquie depuis un moment, ce qui apparaît clairement dans la dégringolade ces dernières années du pays au classement de la liberté de la presse. On a aussi parlé beaucoup du « néo-ottomanisme » d’Erdogan, qui rêve de restaurer au moins partiellement l’ancien Empire turc, de la même manière que Mussolini rêvait d’Empire romain. En outre on connaît la proximité idéologique d’Erdogan avec les Frères musulmans, dont l’idéologie représente la version islamique du fascisme (un sujet que j’ai déjà un peu commencé à traiter icimais qu’il faudra que j’approfondisse).

Avec l’annexion de la Crimée et le risque de nouvelles persécutions contre les Tatares ethniquement proches des Turcs ont jeté un premier coup de froid sur les relations turco-russes, mais le déploiement de forces russes en Syrie et le bombardement des turkmènes hostiles à Assad au voisinage de la frontière turque ont achevé d’exaspérer Erdogan, qui a fait abattre un avion russe pour tenter de donner un coup d’arrêt à l’expansionnisme russe dans la région.

Puis la situation a évolué. D’abord, la Turquie d’Erdogan s’est sentie méprisée par les institutions internationales, l’ONU exigeant qu’elle laisse entrer les réfugiés syriens, l’UE lui demandant de ne pas les laisser sortir. Il y a eu, certes, l’accord migratoire, mais aussi des manoeuvres occidentales laissant miroiter une nouvelle fois l’adhésion à l’UE. Ensuite, depuis des mois, l’alliance de la Coalition anti-Etat islamique avec les Kurdes, y compris les factions proches du PKK ennemi du gouvernement turc, est vécu comme une humiliante trahison par un Erdogan s’interrogeant dès lors sur la signification de son appartenance à l’OTAN.

La Turquie d’Erdogan a été également humiliée lors de la guerre arméno-azérie de début mai 2016, ayant été complètement écartée de la résolution du conflit au profit d’une Russie qui s’est posée en suzerain du Caucase et a su imposer sa solution tant à son vassal arménien qu’à l’allié indéfectible de la Turquie qu’est l’Azerbaïdjan. Si le conflit n’est pas allé aussi loin que je l’avais supposé (j’avais envisagé une invasion russe de l’Azerbaïdjan pour humilier Erdogan) l’effet a bien été une reprise en main russe du Caucase à la grande humiliation de la Turquie. Poutine n’a pas eu besoin d’aller plus loin.

Isolé,  constatant l’incapacité de l’OTAN à bloquer les actions de Poutine tant dans le Caucase qu’en Syrie, autant que l’incompatibilité des ambitions ottomanes avec les préoccupations des Occidentaux, Erdogan semble donc se préparer à un renversement d’alliance, en direction de la Russie. Et ce renversement paraît d’autant plus probable que les signaux en son sens ne viennent pas que de Turquie, mais aussi de Russie.

Pour Poutine, ce nouveau scénario est excellent : il peut espérer se débarasser du pilier sud de l’OTAN de manière plus complète, moins coûteuse et plus facile que s’il avait fallu poursuivre la stratégie de la tension et de la déstabilisation de la Turquie.

Aussi, le jour-même où avait lieu le coup d’Etat, Alexandre Douguine, le propagandiste en chef de Poutine, était-il à Ankara pour donner une conférence au cours de laquelle il déclarait : « la Turquie et la Russie ont le même ennemi : le premier de tous est l’hégémonie américaine et le terrorisme islamique radical, son instrument« .

Les organes de propagande de Moscou, dans les jours suivant le putsch, suggéraient une culpabilité américaine dans le putsch.

Quoi qu’il en soit, le putsch a encore envenimé les relations entre les Etats-Unis et la Turquie.

John Kerry a même suggéré que la question de l’appartenance à l’OTAN de la Turquie aller se poser.

Les Turcs, de leur côté, profitent du putsch pour tenter de resserrer leurs liens avec la Russie : ils accusent maintenant les putschistes d’avoir été responsables de la destruction du Su 24 russe à l’origine de la brouille entre Russie et Turquie. Ce qui est abondamment repris par la propagande russe.

Enfin et non le moindre, l’on a appris il y a quelques jours par Zaman France que depuis le début de la purge, les officiers arrêtés ou limogés, plutôt pro-OTAN, sont tous remplacés par des « eurasiatiques », partisans de l’alliance avec la Russie, la Chine et l’Iran, contre l’Amérique.

Il est prévu que Poutine et Erdogan se rencontreront dès ce début août.

Les indices sont donc nombreux d’un « revirement à l’italienne », une trajectoire pour la Turquie d’Erdogan face à la Russie semblable à celle de l’Italie fasciste face à l’Allemagne nazie. Et, naturellement, ils sont inquiétants. Car le but essentiel de Poutine, la disparition de ce pilier sud de l’OTAN capable d’ouvrir les détroits de la Mer Noire aux alliés et un second front dans le Caucase et en Crimée dans le cas d’une invasion russe de l’Europe de l’Est sera accomplie plus totalement encore par un tel renversement d’alliance que par une déstabilisation du pays.

Ce scénario italien, donc, pourrait bien être encore pire que le scénario polonais que j’avais d’abord envisagé.

 

Quoiqu’il en soit, scénario polonais ou italien, Poutine profite désormais d’une Turquie affaiblie , et pour laquelle la solidarité otanienne est compromise. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles pour l’Europe.