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Le monde sera-t-il englouti par l’Islam radical ?

par Philippe Fabry

La question est au centre des préoccupations d’un certain nombre de gens en Occident, et constitue un motif de sourde inquiétude pour bon nombre d’autres. Elle apporte avec elle un certain nombre d’interprétations, de raisonnements et de convictions sur ce qu’est ou n’est pas l’Islam, impliquant des conclusions sur ce qu’il doit devenir et éventuellement causer comme dommages au monde en général et aux sociétés occidentales en particulier. Au-delà de ces opinions plus ou moins proches de la réalité, est en cause la place des musulmans dans nos sociétés et les risques de tensions sociales que des craintes et des incompréhensions peuvent provoquer. C’est pourquoi j’ai décidé de traiter de ce sujet aujourd´hui.

Je dirai d’emblée que la réponse à la question posée dans le titre est non. Je suis certain que l’Islam radical n’engloutira pas le monde et il me semble qu’écarter ce genre de peur excessive à l’intérêt d’apaiser les débats.

La question centrale souvent abordée pour savoir « ce qu’il faut penser de l’Islam », si cette religion est ou on un danger, si les musulmans peuvent ou non s’intégrer pleinement aux sociétés démocratiques et laïques modernes.

Divers points de vue sont alors défendus :

– Aucun problème dans un Islam parfaitement compatible en l’état actuel

– Théorie de la nature brutale et rétrograde de l’Islam, puisque les crimes commis sont fondés sur des textes.

Cette deuxième lecture se subdivise en deux courants de pensée : celui des « deux islams » ou « deux lectures de l’islam », celui de La Mecque, doux et tolérant, et celui de Médine, brutal et agressif, également présents dans le Coran, l’un devant triompher sur l’autre ; l’autre courant de pensée est celui de « l’islamophobie » pure, qui voudrait que l’Islam corrompe tous ses adeptes, en fait de potentiels djihadistes ou des soutiens au djihadisme, et par conséquent qu’il faille éradiquer l’Islam comme religion, ou à tout le moins encadrer solidement son exercice, au détriment des droits fondamentaux que sont la liberté de conscience et de culte.

Le principal problème de la perception de l’Islam dans les sociétés libres aujourd’hui est que certaines apparences peuvent conduire à le considérer comme une religion « à part », ce qui justifierait un traitement légal exceptionnel. Ces apparences sont une propension unique, dans le monde moderne, au terrorisme, une incapacité à la laïcité, dissociation du politique et du religieux, et un formalisme religieux si contraignant qu’on ne le rencontre usuellement que dans les sectes, tout en étant un formalisme non cantonné à la sphère privée, mais exigeant une reconnaissance publique et l’octroi de divers privilèges (nourriture dans les cantines, etc.).

Or il faut bien comprendre que l’Islam, avec ces traits, n’est nullement un monstre, une horreur de la nature historique qui menacerait d’être la première et principale calamité de notre temps, et un danger d’extinction pour la civilisation de liberté.

L’Islam actuel est en réalité pleinement comparable au judaïsme mosaïque qui disparut au Ier-IIe siècle de notre ère avec l’apparition du judaïsme rabbinique, qui est la religion juive dans sa pratique et son esprit actuels.

Son prophète, Mahomet, est un personnage tout à fait comparable à Moïse ou Abraham : un chef de tribu, prophète et chef de guerre (les passages sont connus où Mahomet égorge des Juifs ou appelle à tuer les infidèles, mais les appels au meurtre, au massacre et au rapt des femmes de Moïse, moins connus, sont très nombreux), ayant vécu et connu une révélation dans le désert, développé un culte avec ses rites et ses obligations très formelles, culte marqué par une forme de racialisme (peuple élu mosaïque, Coran incréé en langue arabe). Les eschatologies mosaïque et islamique sont semblables : il est question du peuple saint en guerre contre le monde entier (Gog et Magog) à la fin des temps. Pour les Juifs, il est question de deux Messies successifs envoyés par Dieu : le fils de Joseph (ou d’Ephraïm), Messie-chef de guerre qui vaincra les ennemis d’Israël, puis le fils de David, qui établira son règne bienheureux sur le monde, à la tête d’Israël. Pour l’Islam, il en va de même : d’abord le Mahdi, chef de guerre qui vaincra les ennemis de l’Islam qui doit porter le même nom que Mahomet et son père le même nom que celui de Mahomet, Abdullah, et consiste donc en une sorte de réplique de Mahomet, tout comme le premier Messie juif est un « fils de Joseph » ; ensuite le Messie, qui se trouve être Issa/Jésus, et établira le règne équitable d’Allah sur le monde, triomphe de l’Islam.

Bref depuis la personnalité de son prophète jusqu’à sa vision de la fin du monde en passant par une conception formaliste et nationale de la religion, l’Islam ne diffère guère qu’en surface du judaïsme mosaïque. Il est donc intéressant de savoir et de comprendre comment le judaïsme mosaïque, acception très littérale de l’Ancien Testament, avec tous les problèmes d’intégration au monde gréco-romain que cela pouvait poser, a opéré sa mutation en une religion très spiritualisée, et très intellectualisée.

Au premier siècle avant notre ère – premier siècle de notre ère, le judaïsme avait dans le monde gréco-romain une place très semblable à celle de l’Islam dans le monde moderne : la population juive était essentiellement massée en Orient, soit en Égypte, Syrie et, bien sûr, en Judée (que l’empereur Hadrien renommerait « Palestine » après avoir chassé les Juifs en 135), mais des communautés juives existaient dans la plupart des grandes cités d’Anatolie, en Grèce et jusqu’à Rome. Si la plupart des Juifs établis loin des territoires « historiques » du judaïsme (Judée, Égypte, Syrie) étaient bien intégrés à la culture gréco-romaine tolérante, aux moeurs libres, les Juifs d’Orient n’aimaient pas les Grecs et les Romains. Les Grecs les avaient colonisé sous les souverains hellénistiques, et avaient profané le Temple, provoquant la révolte de Judas Macchabée. Les Romains avaient établi leur suzeraineté sur l’Orient et placé à la tête des Juifs Hérode, un monarque « pro-occidental » dirions-nous aujourd’hui, qui vivait à la grecque, et était particulièrement détesté, au nom de la religion, des pharisiens, de la même manière que les Frères musulmans ont détesté tous les dirigeants arabes vivant à l’occidentale, comme les Mollahs ont détesté le Shah. Les Juifs « intégristes », nationalistes, rêvaient d’indépendance, d’Israël libéré des Grecs et des Romains, sur un mode eschatologique ; Grecs et Romains s’identifiaient à Gog et Magog, et ces hommes religieux attendaient l’arrivée d’un Messie, chef militaire, qui libèrerait leur terre et ferait triompher Israël. La frange la plus radicale de ces intégristes, les Zélotes, était carrément des terroristes fanatiques s’attaquant régulièrement aux Romains.

C’est pourquoi l’on vit à l’époque se multiplier les Messies. Chaque chef d’une révolte juive, Eléazar, Judas le Galiléen, fondateur de la secte des Zélotes, Siméon de Cyrène et de Shimon Bar Kokhba était désigné comme messie par ses hommes. De la même manière, par exemple, que les milices de Moqtada Al-Sadr en Irak se sont surnommées « Armée du Mahdi » et que l’État islamique s’est récemment proclamé Califat.

Les problèmes commencèrent vraiment quand le mégalomane Caligula prétendit profaner le Temple en y installant sa statue. Suétone note dans la Vie de Claude qu’en 41 l’empereur chassa les juifs de Rome (affirmation corroborée par les Actes des Apôtres 18, 2) à cause des troubles qu’ils provoquaient, sous l’impulsion de « Chrestus ». On ne doit pas trop vite juger qu’il s’agissait de chrétiens, au contraire même : les Romains avaient tendance à désigner comme chrétiens tous les juifs messianistes, le mot Messie, en grec, étant Christos. Cette habitude des Juifs révoltés de reconnaître des messies, des Christoï un peu partout, à l’occasion de n’importe quel soulèvement local, interdit de déduire qu’il s’agissait réellement de chrétiens, disciples de Jésus ; c’est un anachronisme, un jugement à postériori : jusqu’à l’écrasement de Bar Kokhba, tout soulèvement de juifs est « chrétien » dans la mesure où il reconnaît son chef comme Christ (Messie, donc), sans que celui-ci ait aucun rapport avec le personnage et l’enseignement de Jésus-Christ. Après cela, le messianisme judaïque disparaissant en même temps que les espoirs terrestres des Juifs, il n’y eu plus effectivement de chrétiens, de messianistes, que les partisans du Christ Jésus. Mais jusque-là, soit l’an 135, il est hardi de désigner comme chrétiens au sens moderne tous ceux que les Romains appellent ainsi. Qui étaient donc ces juifs agités qui suscitèrent la réaction de Claude ? On a peine à imaginer comment, quelques dix ans après le supplice de Jésus, il se fut trouvé assez de ses fidèles à Rome pour causer des troubles tels que l’empereur décide de l’expulsion de toute la communauté juive. Il ne s’agissait donc sans doute pas de disciples du Christ Jésus, puisqu’à cette date Paul n’était encore jamais allé à Rome, Pierre sans doute non plus, et la prédication des apôtres était encore circonscrite à l’Orient hellénistique. Les juifs partisans de « Chrestus » étaient donc plus probablement des juifs messianistes radicaux ulcérés par l’installation par Rome d’Hérode Aggripa comme roi allié de Judée alors qu’il était Iduméen, et non de la maison de David, et donc pas le Messie, le Christos.

Plus troublant encore : Néron accusa, lors du grand incendie de Rome, les juifs de la cité – pour Tacite, les chrétiens, mais en ces temps lointains les deux courants étaient encore très liés par leur origine et leurs mœurs et sans doute très difficiles à différencier pour les Romains. L’hostilité des auteurs de l’époque, en particulier Suétone, devait décrire cette accusation comme faite pour détourner l’attention du peuple de la très réelle culpabilité de l’empereur. C’était en 64, soit deux ans avant le grand soulèvement de 66, à une époque où le fanatisme des zélotes était déjà très actif. L’historiographie n’a jamais pu décider à qui devait être imputé l’incendie, n’ayant pas même de preuve qu’il était criminel, bien que ce soit là la certitude des auteurs antiques en raison de sa vitesse et de son mode de propagation. On peut dès lors proposer l’idée que ce soient effectivement des Juifs fanatiques qui aient été à son origine. Certains historiens ont défendu l’hypothèse de l’incendie d’origine chrétienne, motivé par des prophéties apocalyptiques. Or l’attentat appuyé sur des textes eschatologiques est en ce temps une pratique bien plus judaïque que chrétienne, comme le montre le mouvement zélote et la secte des Sicaires d’autant que ceux-ci, quelques années avant le grand incendie, en 60-61, avaient été excités dans leur haine des Romains par l’arbitrage de Néron en faveur des Syriens lors de la sédition de Césarée, arbitrage qui mettait fin à l’égalité de droits politiques des Juifs et des Syriens. Il est donc tentant de voir dans l’imputation de l’incendie aux chrétiens une confusion avec les juifs messianistes fanatiques. La thèse de l’incendie provoqué par des zélotes juifs de Rome ferait tristement écho au 11 septembre 2001 perpétré par les islamistes à Manhattan, coeur de la puissance américaine (et aussi aux théories du complot sur cet attentat : l’affirmation de la culpabilité du pouvoir impérial faisant écho au conspirationnisme dénonçant l’attentat du WTC comme un inside job). Elle est hélas invérifiable, mais plausible, en raison du faisceau d’indices que constituent les troubles sous Claude et le crescendo de l’agitation juive avec la sédition de Césarée puis le soulèvement de la Judée en 66 et le soulèvement quasi-universel des Juifs de l’Empire en 115-117.

Ces deux derniers conflits furent les plus terribles. Durant la guerre judéo-romaine de 66, un général juif capturé par les Romains, Flavius Josèphe, fut si horrifié par la conduite de ses coreligionnaires zélotes qu’il se rallia aux Romains ; il faut dire que les zélotes avaient tendance à s’en prendre autant aux Juifs qu’ils ne trouvaient pas assez radicaux qu’aux Romains. La guerre aboutit à la destruction du Temple et les Pharisien du Sanhédrin s’exilèrent près de Jaffa où ils entreprirent de réformer le judaïsme autour de la Torah. Pourquoi cela ? Parce qu’après près d’un siècle de rêves d’indépendance et de triomphe eschatologique, la folie des zélotes et la victoire totale de l’ennemi romain avaient cassé tous leurs espoirs millénaristes, et les avaient conduits à penser qu’ils avaient pu mal comprendre leurs propres textes, auxquels il fallait peut-être donner un sens plus figuré. Condition évidemment nécessaire à l’évolution vers une vision plus spirituelle d’une religion.

L’idée cependant ne s’imposa pas tout de suite. Il fallut encore la tragédie de la guerre de Kitos, 115-117, qui doit son nom à Quietus, général romain et l’un des plus grands massacreurs de Juifs de l’Histoire. Entre la guerre de Kitos et la première guerre judéo-romaine, l’impact sur la population juive mondiale fut, proportionnellement, comparable à celui de la Shoah. La particularité de la guerre de Kitos est qu’elle fut une révolte simultanée des Juifs sur une aire géographique considérable entre Chypte, l’Égypte et la Cyrénaïque (actuel est de la Libye). Les populations juives massacrèrent les populations locales et détruisirent les temples païens, avant que la répression romaine ne remette de l’ordre dans les provinces touchées.

Le dernier conflit, plus bref, a pourtant laissé une marque plus importante dans la mémoire collective, peut-être parce que son issue fut définitive : la révolte à Jérusalem de Bar Kokhba déboucha sur l’expulsion des Juifs de Judée par Hadrien, le pouvoir romain étant définitivement excédé par le problème juif.

Le judaïsme amorça alors sa transformation, soit par l’assimilation au christianisme, qui avait proposé dès avant les guerres un modèle eschatologique non guerrier, spiritualisé, soit par progression du judaïsme rabbinique, qui renonçait à l’eschatologie guerrière et aux espoirs millénaristes des zélotes.

Les lecteurs qui auront suivi dans sa plénitude le parallèle établi entre judaïsme mosaïque antique et islam moderne verront comme moi dans tout cela des raisons d’être à la fois très optimiste et très pessimiste : oui, l’Islam va évoluer pour devenir une religion apaisée et beaucoup moins encline au terrorisme qu’aujourd’hui, et apportera au monde les bienfaits que peut apporter ce genre de croyance. En revanche, si l’on considère l’exemple antique, ce sera extrêmement douloureux pour les musulmans, et aura un bilan humain terrible.

Cela impliquera d’abord l’écrasement total par les forces américaines et occidentales de toutes les tentatives violentes d’instaurer le règne de la Chariah : la destruction de l’État islamique au premier chef, et l’éradication du djihadisme mondial. Cela impliquera aussi l’échec de toutes les tentatives politiques islamiques : l’on a déjà vu tomber Mohammed Morsi en Égypte, Ennahda devrait échouer de même en Tunisie. On a déjà vu en Libye des foules musulmanes exaspérées s’en prendre à des dépôts d’armes tenus par des islamistes pour les déloger ; le régime iranien finira lui aussi par tomber.

Plus encore, l’Arabie Saoudite, le Qatar, bastions du wahhabisme, tomberont certainement. Et cela ne sera pas nécessairement du fait des Occidentaux. Des rumeurs courent selon lesquelles détruire la Kaaba, coeur religieux de l’Islam, ferait partie des buts de certains fanatiques de l’Etat islamique.

Cela rejoint à la fois les comportements aberrants des zélotes qui horrifièrent Flavius Josèphe et l’impact qu’eut sur les Juifs la destruction du Temple, à savoir la diffusion massive de l’impression que Dieu avait abandonné son peuple et une remise en question fondamentale de la compréhension des textes.

Ayant déjà été long, j’en viendrai aux conclusions qu’il faut selon moi tirer de ce parallèle historique.

1 – pour les Occidentaux, se garder de tout jugement définitif faisant de l’Islam une sorte de religion monstrueuse incapable d’évoluer ; ce n’est pas plus le cas que le judaïsme antique. Par conséquent, relativiser la peur que peut inspirer la montée de l’Islam, qui n’est ni un phénomène historique inédit ni une menace sur la civilisation (impact de longue durée du fanatisme des zélotes sur la civilisation gréco-romaine ? Zéro.)

2 – se préparer néanmoins à des secousses possibles y compris chez les populations musulmanes immigrées ; cela implique non pas une stigmatisation, qui aggravera les choses en poussant plus d’individus vers les rangs des émeutiers dans le cas d’un embrasement faisant écho à la guerre de Kitos, mais au contraire un dialogue renforcé, et pas tant au niveau d’instances politiques que dans le regard quotidien des individus.

3 – pour les musulmans de bon coeur qui ne songent jamais à tuer qui que ce soit au nom de leur religion, qu’ils aient conscience des épreuves qui attendent leur peuple et s’y préparent au mieux ; nous sommes déjà à un demi-siècle de montée en puissance du djihadisme, depuis 1979, l’instauration de la République islamique en Iran et la prise de la Grande Mosquée de la Mecque par des fanatiques. Contrairement aux Juifs d’il y a deux-mille ans, les musulmans d’aujourd’hui savent ce qui risque d’attendre leurs coreligionnaires s’ils adoptent une attitude violente. Que cet exemple historique serve d’argument aux musulmans civilisés pour contrer les discours des fanatiques.