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ITW Atlantico : héritage de mai 68 et retour de balancier

par Philippe Fabry

22 mars 2018

http://www.atlantico.fr/decryptage/mai-68-qui-avait-commence-en-mars-et-surtout-se-nourrissait-decennies-precedentes-quoi-menerait-rebellion-qui-commencerait-3341860.html

Le 22 mars 1968 commençait à l’université de Nanterre les événements de contestation étudiante qui donnerait par la suite le fameux mois d’agitation de mai 1968. Qu’est-ce qui explique – du point de vue des transformations économiques, politiques, sociétales que la France a connue les 25 années précédentes – le soulèvement de cette génération d’étudiants français, née en 1945 au crépuscule de la Seconde guerre mondiale ?

Il faut d’abord constater que mai 68 n’est pas un phénomène purement français : les événements s’inscrivent dans un mouvement mondial qui a touché l’ensemble des peuples d’Occident. Cela a commencé avec le mouvement hippie, et l’année 1968 a effectivement été une année-clef, avec tout à la fois les émeutes en France, les manifestations des provos aux Pays-Bas, et, de l’autre côté du rideau de fer, le Printemps de Prague. En 1969, c’est Woodstock, et la montée de la contestation étudiante de la guerre du Vietnam. Tout cela relève des mêmes pulsions sociales, que je qualifierais de « crise d’émancipation » : c’est une constante historique  que les longues périodes de paix et de prospérité font naître des volontés d’émancipation, tandis que les temps de crise et de contraction économique ramènent un désir de protection et d’autorité.

Pour mieux le comprendre, je pense qu’on peut comparer cette crise occidentale de la fin des années 1960 et du début des années 1970 au Printemps des peuples des années 1840, dont le pic est en 1848 : une génération après la fin des guerres napoléoniennes qui avaient profondément bouleversé et traumatisé l’Europe, et alors que s’était installée une abondance inédite, il s’agissait d’une aspiration généralisée, touchant spécifiquement la jeunesse, à la libéralisation politique et à l’émancipation nationale. La France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie ont été touchées par ce mouvement qui n’a guère eu d’effet politique à court terme, mais a profondément marqué les mentalités et a produit ses véritables effets plusieurs décennies plus tard.

Il en est allé de même pour le mouvement politique soixante-huitard, dont les conséquences immédiates ont été quasiment nulles, les accords de Grenelle concernant les corps établis – les salariés, les syndicats – en laissant de côté les étudiants ; mais lorsque cette génération est arrivée au pouvoir dans les années 1980, elle a profondément transformé le pays au plan moral.

 

2. 1945 a joué un rôle de pivot clé pour cette nouvelle génération, la première a ne pas avoir connu la guerre. De la même façon, la génération 1990 est arrivée juste après l’autre grande bascule du XXe siècle avec la chute de l’URSS. De quelle nature pourrait être le conflit qui découlerait aujourd’hui des grandes transformations qu’ont engendrées la chute du Mur ?

Il serait d’une toute autre nature car nous ne sommes pas dans la même situation qu’en 1968 ou en 1848.

J’explique fréquemment que l’histoire européenne moderne a été structurée autour du parcours successif, par trois pays différents que sont la France, l’Allemagne et la Russie, d’une trajectoire historique similaire. La France l’a connue entre 1715 et 1815, l’Allemagne entre 1870 et 1945, la Russie entre 1945 et aujourd’hui. Cette trajectoire est marquée par l’émergence d’une puissance autoritaire aux visées hégémoniques (la France absolutiste, l’Empire allemand, la Russie soviétique victorieuse de la Seconde guerre), par sa défaite humiliante lors d’une longue guerre épuisante une quarantaine d’années plus tard (la guerre de Sept ans pour la France, la Grande guerre pour l’Allemagne et la guerre froide pour l’URSS), l’effondrement de son régime (Révolution française, Révolution allemande de 1918, dislocation de l’URSS de 1991) entraînant un chaos intérieur amenant un homme fort et revanchard (Napoléon, Hitler, Poutine). Dans un tel schéma, si 1848 correspond bien à 1968, la chute de l’URSS est une situation différente, assimilable à un moment historique tel que l’effondrement de l’Empire allemand en 1918, et notre situation actuelle correspond plutôt à celle des années 1930, c’est-à-dire non pas une crise d’émancipation, mais plutôt une crise de désillusion : 20 ans après la fin de la précédente guerre, qui était perçue comme une guerre terminale, l’on se rend compte que rien n’a changé et que toutes les plus grandes difficultés dont on se croyait débarrassés reviennent : en 1763 les Britanniques pensaient leur victoire acquise, leur empire colonial assuré et l’équilibre instauré en Europe continentale, avant de perdre leurs colonies américaines et de voir la France sombrer dans la fièvre révolutionnaire ;  en 1918, on pensait que s’achevait la « der des der », et qu’il n’y aurait plus de guerre en Europe – les années 1930 étaient à la fois un temps de crise économique et de repli nationaliste.

En 1991 l’on a cru à la « fin de l’Histoire », et à l’harmonisation prochaine et définitive du monde dans la paix, la démocratie et la liberté : depuis plusieurs années, et notamment depuis  la crise de 2007-2008, la méfiance a fait un retour en force dans les relations internationales, des grands pays symboliques que l’on croyait engagés sur la voie de l’ouverture à ce nouvel ordre démocratique libéral : la Russie, la Chine, la Turquie, rebasculent brutalement dans l’autoritarisme militariste de Poutine, Xi et Erdogan.

La crise de désillusion est plutôt d’un effet inverse à la crise d’émancipation. Elle est d’ailleurs plutôt du bord politique opposé : la crise d’émancipation, comme en 1848 et 1968, est un mouvement de gauche, progressiste, optimiste, tandis que la crise de désillusion, comme dans les années 1930 et aujourd’hui, est un mouvement penchant à droite, conservateur, pessimiste. On assiste donc à un retour de balancier, et c’est dans ce mouvement que s’inscrivent les oppositions non pas seulement populistes, mais véritablement populaires à l’immigration massive désormais perçue comme menaçante et qui, après avoir germé en Europe de l’est, en Pologne et  en Hongrie notamment, gagne l’Ouest en Allemagne, en Autriche, en Italie. Même Emmanuel Macron, qui tient pourtant un discours progressiste, a compris, dans sa pratique du pouvoir, cet appétit pour le retour à l’autorité et à l’incarnation du pouvoir.

Je pense que les commentateurs qui pensent que cette vague conservatrice va passer avec un peu de patience s’illusionnent profondément, et que, comme c’est le cas pour les crises d’émancipation, le mouvement portera ses fruits dans le temps, et durant des décennies. Il y a des raisons de s’en réjouir, car l’esprit de la désillusion n’est pas moins avantageux, même si différent, de l’esprit d’émancipation. Il a produit, dans l’Angleterre du premier XIXe siècle, le début de la Révolution industrielle ; dans la France d’après-guerre, les Trente glorieuses.