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L’Ukraine et le basculement du monde

Par François Martin

Le « nouveau monde » multipolaire se met rapidement en place. Il semble que les USA aient déjà intégré cette nouvelle donne, et qu’ils tiennent à ne pas y être isolés. Il se pourrait bien qu’ils y trouvent leur place, mais pas nous.

Parfois, et plus souvent qu’on ne le pense, la Grande Histoire s’écrit sous nos yeux, et nous ne savons pas la voir, soit parce que nous voulons absolument continuer à concevoir le monde selon nos vues anciennes, et non pas tel qu’il se dessine dans sa nouvelle réalité, soit, tout simplement, parce que nous manquons de souffle et de grandeur, et que nous ne percevons que ce qui est petit, et répond à nos préoccupations les plus basses et les plus immédiates.

Le récent sommet des Ministres des Affaires Etrangeres du G20, qui s’est tenu à Bali les 7 et 8 Juillet dernier, en a été un bon exemple : alors que la presse occidentale n’en a retenu que les « bouderies » du Ministre russe Lavrov (1), elle n’a pas dit un mot de trois événements majeurs qui s’y sont déroulés. L’un  est la pléthore de rendez-vous en format bilatéral obtenus par le Ministre des Affaires Etrangères chinois Wang Yi avec ses homologues étrangers (2). L’autre est le spectaculaire et nouveau dialogue entre Wang Yi et son collègue indien Jaishankar. Le troisième est le tête-à-tête de cinq heures avec l’américain Antony Blinken, et le revirement complet de la diplomatie américaine qu’il a constitué.

Le fait que Wang Yi ait déployé, en marge du sommet, une telle activité, et qu’il ait été ainsi, d’une certaine façon, la « star » de Bali, montre que c’est aujourd’hui la Chine qui se trouve au cœur du « grand jeu » diplomatique mondial. C’est elle qui a les clefs, si ce n’est du conflit ukrainien lui-même, du moins de la façon dont les choses peuvent tourner ensuite si, comme les analystes sérieux le pensent, l’Ukraine et ses alliés occidentaux perdent la guerre contre la Russie dans les semaines ou les mois qui viennent. En effet, deux options sont possibles : soit un alignement de la Chine et de la Russie dans un « front » anti-américain, une « nouvelle guerre froide » (que l’on nous annonce déjà comme plus que probable), soit une position chinoise plus souple, moins ouvertement pro-russe, et intégrant, en particulier, des possibilités de « pression » sur cette dernière pour lui faire accepter une sortie de crise moins humiliante pour les occidentaux.

Ce qui se dessine derrière cela, c’est évidemment la reconnaissance de la Chine comme le principal promoteur d’un nouveau monde multipolaire, une sortie du « modèle » hégémonique américain mis en place en 45, et confirmé en 91, après la chute de l’Union Soviétique, et alors que les « autres joueurs » du reste du monde n’avaient ni l’importance économique, ni l’autorité politique pour dire aux américains : « nous ne voulons pas de ce modèle-là ». Clairement, ce temps nouveau est maintenant venu, et c’est un point de basculement absolument majeur, dont aucun de nos « grands » médias, honte à eux, n’a parlé.

Cette nouvelle configuration était déjà annoncée lorsqu’a été lancé, au début du conflit, l’appel aux sanctions contre la Russie, que la grande majorité des pays de la planète a refusé de suivre. Dès ce moment-là, peut-on dire (et sauf si la Russie s’était alors écroulée, économiquement ou militairement), la partie était jouée, et le camp occidental avait perdu. En effet, un blocus ne fonctionne que si tous participent à isoler le « bloqué ». Si ce n’est pas le cas, c’est le « bloqueur » qui s’isole lui-même, et les perspectives économiques catastrophiques qui se profilent pour le camp occidental (pénuries d’énergie, inflation, etc…)  montrent bien que c’est aujourd’hui la configuration dans laquelle nous sommes. Il n’est que de voir la tournée désespérée de Joe Biden au Moyen-Orient ces jours-ci (où il recevra un accueil et un refus polis, et où il montrera à tous l’étendue de sa décrépitude…), pour prouver que ce sont aujourd’hui les USA qui sont « dans les cordes », et qui cherchent une stratégie de sortie.

L’autre « grande » nouveauté du sommet, c’est le très spectaculaire rapprochement entre l’Inde et la Chine, avec les deux communiqués en regard, celui de Jaishankar tout d’abord, et celui de Wang Yi, avec le commentaire du porte-parole du Ministère, Zhao Lijian, dès le lendemain. Paroles aimables et apaisantes, rapprochement sur la question très épineuse du Ladakh, rien n’a manqué de ce qui ne ressemble pas encore à une lune de miel, mais certainement à un changement notable d’attitude. A l’évidence, les deux géants ont bien compris que cette nouvelle « fenêtre d’opportunité » vers la multipolarisation du monde, ouverte par l’affaiblissement politique occidental (3), ne devait pas être entachée par la mise en scène de leurs divergences, afin d’apparaître, l’un et l’autre, comme les leaders du « nouveau monde libre » et y attirer plus facilement les pays tiers.

Tout ceci permet également à la Chine de sortir d’une façon habile de la posture de confrontation dans laquelle l’avait enfermée Trump, puis Biden, suite à son attitude arrogante, belliqueuse ou autoritaire vis-à-vis de Taiwan, de Honk Kong, de nombre de leurs contreparties, internes comme externes, et des USA eux-mêmes. Nul doute que leurs buts profonds ne seront nullement modifiés.  Par contre, la nouvelle configuraion politique du monde leur permet de changer la forme, avec une pression sur les autres peut-être moins brutale, plus diplomatique et plus patiente, qui correspond certainement mieux à leur tempérament. De même, ils n’ont l’intention de renoncer ni à leurs relations passées avec les USA, qui leur ont tellement profité, ni aux perspectives futures, et très prometteuse, avec la Russie et ses matières premières.

Si c’est bien cela qu’ils envisagent, Blinken leur en a donné une confirmation extraordinaire lors de la rencontre bilatérale de cinq heures avec son homologue chinois. Ce rendez-vous apparaît véritablement comme un « Canossa » diplomatique américain. Qu’on en juge, d’après le verbatim de l’article de l’excellent Edouard Husson (4) :

« Mr Blinken a assuré à Wang Yi que l’administration Biden « ne cherche pas à s’engager dans une nouvelle guerre froide avec la Chine, à changer le système chinois, à remettre en cause le statut du Parti communiste chinois ou à bloquer la Chine, et qu’elle ne soutient pas l’indépendance de Taïwan, ni ne cherche à modifier le statu quo de part et d’autre du détroit de Taïwan. Les Etats-Unis s’engagent à gérer les risques dans les relations bilatérales et sont ouverts à la coopération avec la Chine ».

Anticipant une défaite stratégique en Ukraine, l’administration Biden recherche la détente avec la Chine – un relâchement de l’hostilité et des relations tendues – alors que la fatigue de la guerre s’installe et que les alliés européens subissent le contrecoup des sanctions. Le discours de l’administration Biden sur l’Ukraine et la Russie s’effondre, alors que les pays européens s’enlisent dans des troubles sociaux, économiques et politiques internes – en particulier l’Allemagne, la locomotive de l’Europe ».

En d’autres termes, Blinken ouvre toutes grandes, pour le compte des USA, les portes aux ambitions chinoises, de façon on ne peut plus claire. Contre cela, il sait bien qu’il n’obtiendra pas une condamnation de la Russie par la Chine, mais, au mieux, une attitude neutre et modérée, qui est celle que, de toute façon, la Chine, trop heureuse de ce rôle central, aurait prise. Les USA, pragmatiques, lâchent donc sur toute la ligne, non pas pour obtenir quoi que ce soit de plus de la Chine, mais pour ne pas, eux-mêmes, être isolés. Ils ont déjà compris qu’ils avaient perdu la partie militaire ,et, sans doute, la partie politique et diplomatique proche, celle de la négociation de sortie de crise (parce que Poutine ne lâchera évidemment rien de ce qu’il aura conquis militairement). Mais ce qu’ils veulent, c’est allumer d’ores et déjà un contrefeu, pour éviter la catastrophe à long terme que constituerait le fait qu’ils ne soient pas placés dans le monde qui vient.

De tout cela, on peut tirer deux conclusions et une question :

La première conclusion, c’est l’inévitabilité du monde multipolaire de demain. Poutine l’exprime lui-même d’une facon limpide (4) :

« Le discours percutant prononcé par le président Vladimir Poutine le 7 Juillet devant les élites politiques russes lors d’une réunion au Kremlin ne laisse aucun doute à l’administration Biden. Poutine a ouvertement déclaré que l’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine « signifie également le début d’une rupture radicale de l’ordre mondial de type américain. C’est le début de la transition de l’égocentrisme américain libéral-mondialiste vers un monde véritablement multipolaire ».

 Poutine a déclaré : « Chacun doit comprendre que ce processus ne peut être arrêté. Le cours de l’Histoire est inexorable, et les tentatives collectives de l’Occident d’imposer son nouvel ordre mondial au reste du monde sont condamnées ».

 A l’évidence, Poutine anticipe totalement cette future organisation, et il y revendique sa place, comme leader et comme promoteur. Ce n’est pas une vision étriquée qui est la sienne, mais celle d’un chef d’Etat qui regarde vers l’horizon, au-delà des contingences militaires, dont il est déjà certain de l’issue.

L’autre conclusion, c’est le fait que la crise ukrainienne a été un formidable accélérateur de cette métamorphose. On sait, par exemple, que Sergey Glazyev, l’économiste russe en charge, pour le compte de Poutine, de la préparation du système monétaire des « 5P » susceptible de remplacer le Dollar pour les transactions entre les pays tiers, se trouve, depuis des années, en butte à l’opposion de la Banque Centrale russe, qui restait jusqu’ici largement pro-américaine. Si Glazyev s’exprime à nouveau dans les médias (5), c’est qu’il sait qu’il a maintenant gagné son combat politique, grâce à la guerre ukrainienne.

La conséquence, c’est que la plupart des opérateurs, ceux en tout cas qui sont réalistes, sont déjà au « coup d’après ». La guerre, « c’est plié » ou presque. Ce qui compte, c’est de savoir quelle sera la place des uns ou des autres, y compris des USA, dans la prochaine pièce de théâtre. C’est cela que Bali vient de montrer. Ceux qui ont « le nez sur le guidon » du conflit (« Poutine peut-il gagner ? Poutine peut-il perdre ? Comment soutenir Zelensky ? ») sont déjà les perdants de demain.

Et la question, dès lors, s’impose : où sommes-nous, nous autres européens ? On a bien vu, à Bali, que les américains étaient prêts à tirer parti des nouvelles opportunités. Lorsqu’ils parlent à la Chine, ils ne sont pas dans la guerre froide ou dans le conflit. Et nous ? La pauvreté incroyable de notre vision stratégique et de notre diplomatie, la veulerie de nos dirigeants, qui n’osent pas s’écarter d’un iota des injonctions américaines, où tout cela nous mènera-t-il ? Connaisssant le peu de scrupule américain, et la façon dont ils ont traité leurs meilleurs alliés (Pahlavi d’Iran, Saddam d’Irak) lorsqu’ils n’ont plus eu besoin d’eux, on peut facilement imaginer la façon dont ils pourraient, demain, traiter « notre dossier » :

Aujourd’hui, face à cette crise imaginée et fabriquée de longue date par les stratèges américains (6), nous avons répondu, jusqu’à présent, au doigt et à l’oeil : sanctions qui nous couperont des approvisionnements russes et nous mettront dans les griffes des fournisseurs US, livraison à l’Ukraine, pour beaucoup de pays (sauf la France…), de vieux matériels déclassés qu’il va falloir remplacer (avec du matériel moderne américain), médiatisation de la guerre à outrance et de la « terreur rouge », qui vont nous obliger à profondément nous réarmer, comme l’Allemagne l’a déjà fait (avec des armes américaines et sous contrôle américain), pour le moment, l’Europe est encore bonne à tondre. Mais demain ?

Pour conjurer le risque stratégique majeur que représente, pour l’Amérique, une Europe intégrée « de l’Atlantique à l’Oural », il faut deux choses : que cette Europe soit coupée en deux, et que l’une de ces deux parties soit faible. Mais faut-il que ce soit forcément la Russie ? Certainement, l’opinion américaine n’aime pas la Russie. Mais aimait-elle plus la Chine, avant le rapprochement opéré par Nixon, puis la formidable opportunité que ce pays a représenté pour les oligarques californiens ? Et les USA n’ont-ils pas su se rapprocher du Vietnam, lorsqu’il s’est agi de refaire du « business » ?

Peut-on considérer que demain, après avoir bien « travaillé » l’Europe, et en avoir exprimé tout le « jus », les USA nous pillent, nous brisent et nous lâchent politiquement, pour aller travailler le gigantesque marché russe en toute liberté, et avec lui, le non moins gigantesque marché du monde émergent multipolaire, comme ils l’ont deja fait avec la Chine ? Peut-on penser qu’après avoir construit leur immense puissance en finançant, puis en armant, puis en reconstruisant l’Europe , avant, pendant et après nos deux guerres mondiales suicidaires, ils nous trahissent, comme ils l’ont fait avec Pahlavi et Saddam, pour aller voguer à toutes voiles vers ce passionnant nouveau monde, où tout est à faire ? S’il fallait choisir entre l’un et l’autre, que choisiraient-ils ?

Connaissant l’appétit des yankees, leur pragmatisme et leur cynisme, la solidité et le potentiel russe, les perspectives des « émergents », et la profonde déchéance européenne, c’est une hypothèse que je n’écarterais pas d’un revers de main…

François Martin