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Mais d’où vient la haine des riches ?

FIGAROVOX/ANALYSE – Philippe Fabry voit dans l’histoire sociale du XIXe siècle, marquée par le suffrage censitaire jusqu’en 1848 et l’interdiction des syndicats jusqu’en 1884, l’explication de l’hostilité française à l’égard des riches. L’argent est envié et le patron, toujours coupable d’oppression dans la psychologie collective, détesté par beaucoup.


Philippe Fabry est docteur en histoire du droit. Il a notamment publié Rome, du libéralisme au socialisme. Leçon antique pour notre temps (éd. Jean-Cyrille Godefroy, 2014).


La richesse des grands patrons français soulève l’indignation. On multiplie les calculs pour montrer à quel point leur enrichissement est «indécent» comparé au revenu d’un salarié au SMIC, sans jamais réfléchir aux causes de cet enrichissement et à ses retombées sur l’économie française.

Ce qui nous intéresse ici est ce mal très français: la haine du riche, toujours perçu comme exploiteur, avide, malfaisant et voleur. L’interrogation à propos de son origine est souvent soulevée, mais trouve rarement une réponse satisfaisante. On cite souvent le catholicisme ou l’esprit latin, mais il faudrait alors expliquer pourquoi Espagnols et Italiens n’ont pas le même réflexe. On cherche alors du côté de la Révolution, mais la Révolution porta d’abord comme valeurs la libre entreprise et la propriété. Ll’égalité passionnelle et le contrôle des prix n’a été qu’une brève étape de quelques années et ne faisait, dans les faits, guère partie de l’héritage révolutionnaire réel durant le XIXe siècle. Par ailleurs la Russie a connu une révolution plus égalitaire encore, menant au pouvoir les bolchéviques, et pourtant ne garde pas une haine particulière du riche.

L’origine de la haine du riche est donc à rechercher ailleurs, elle doit être traquée dans les spécificités de l’Histoire de France, afin de tenter d’isoler les variables causales ayant produit cette mentalité.

Une particularité française forgée durant le XIXe siècle

La cause première est vraisemblablement à trouver au XIXe siècle, qui vit en France se tenir ce que l’on peut sommairement définir comme une authentique lutte des classes, à une échelle et pour une durée inédite dans toute l’Europe.

La Révolution, avec la loi Le Chapelier de 1791, avait proscrit toutes les organisations syndicales, qu’elles fussent ouvrières ou patronales: l’objectif était de casser les corporations qui corsetaient et étouffaient l’économie et l’esprit d’entreprise dans la France d’Ancien Régime. Le but était louable et équitable, mais l’évolution politique du pays devait rendre cette double interdiction partiellement inopérante et totalement inique. Avec l’instauration du suffrage censitaire, qui jusqu’en 1830 n’accordait le droit de vote qu’à moins de 1 % de la population, et jusqu’en 1848 moins de 2 %, le corps électoral français était exclusivement composé de grands propriétaires, financiers et industriels — si bien que Tocqueville disait que le gouvernement avait l’air d’un conseil d’administration. Dans cette situation, les ouvriers comme les patrons avaient théoriquement interdiction de former des «coalitions», mais en pratique la Chambre des députés et le gouvernement constituaient le syndicat patronal, et les ouvriers étaient réprimés durement. Le régime policier de Napoléon avait instauré le livret ouvrier en 1803 pour contrôler strictement le déplacement du travailleur et son existence légale ne prendra fin qu’en 1890. Cependant que le délit de coalition devait perdurer jusqu’en 1864.

Le souvenir de cette époque, vivifié par la littérature qu’elle a produite, nourrit encore aujourd’hui la perception de la richesse dans notre pays.

Durant près de sept décennies, donc, s’est construit ce rapport oppresseurs/opprimés entre le grand patronat français, qui bénéficiait en outre du protectionnisme contre les produits bon marché d’Angleterre (aux dépens du pouvoir d’achat du peuple français et notamment de ses ouvriers). Là où en Angleterre le syndicalisme ne fut interdit que durant 25 ans, de 1799 à 1824, et d’abord en raison de la nécessité de guerre, et en Allemagne entre 1878 et 1890 seulement, interdiction motivée par la crainte de Bismarck que le socialisme ne vînt fragiliser le jeune Empire. Ce qui ne fut chez les autres qu’exceptionnel a donc longtemps été, chez nous, la norme.

Le souvenir de cette époque, vivifié par la littérature qu’elle a produite, nourrit encore aujourd’hui la perception de la richesse en France. De nombreux textes politiques fondateurs ont été écrits pour dénoncer ce «capitalisme». Un capitalisme en réalité fort dévoyé puisque ni libre-échangiste, ni soumis aux lois du marché libre en matière d’emploi et de conditions de travail, mais qui demeure l’image qui vient aujourd’hui à l’esprit de la plupart de nos compatriotes.

C’est sans doute aussi la raison pour laquelle, en 1906, la CGT a vu triompher le syndicalisme révolutionnaire dans la Charte d’Amiens, qui devait dès lors imprégner toute la pratique française du syndicalisme, alors que dans tous les autres pays d’Europe, ou aux États-Unis, le syndicalisme réformiste est toujours resté majoritaire.

Les représentations sociales apparues dans la société industrielle du XIXe siècle français ont profondément structuré les mentalités, bien aidées ensuite par la domination de la pensée marxiste sur la vie culturelle française et dans l’Éducation nationale. Une vision qui s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui, en dépit des transformations profondes de l’économie qui ont eu lieu depuis: après 1945, l’appréhension de l’économie au prisme de la lutte des classes a encore été renforcée par la puissance d’un Parti communiste auréolé de la gloire de la Résistance. L’enrichissement de toute la société française durant les Trente Glorieuses n’y a rien fait, et la prégnance de cette vision a conduit la France à choisir en 1981 François Mitterrand et le Programme commun quand le monde anglo-saxon venait de porter au pouvoir Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

Pour tourner la page, il serait temps de faire notre psychanalyse nationale.

Cette vision empoisonne toujours le dialogue social en France, perçu comme une négociation dans le cadre d’une guerre civile: l’image du «grand patron» s’est étendue à tous les petits patrons par la mythologie de la lutte des classes. Cest elle qui paralyse toute réforme en entretenant le sentiment que toute remise en question des «acquis sociaux» serait un recul sur le front de cette guerre séculaire… qui est terminée, en réalité, depuis que l’équilibre a été restauré par la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, qui a abrogé la loi Le Chapelier.

Ainsi se trouve expliquée l’origine de la détestation du «riche» en France, qui en réalité n’est pas le «riche», mais le chef d’entreprise. C’est pour cette raison qu’on ne hait pas un acteur, un footballeur ou même un politicien doré sur tranche: l’image d’exploiteurs issue du XIXe siècle ne s’applique pas à eux, alors qu’elle s’applique à n’importe quel patron de PME.

Pour tourner la page, il serait temps de faire notre psychanalyse nationale.