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Octobre Rouge : une révolution comme les autres ?

Par Philippe Fabry

Il faut sortir de nos têtes l’idée que la Révolution d’Octobre, ou la Révolution française, furent des éléments fondateurs : ce furent des événements inscrits dans un processus interne, et dont les effets à l’extérieur furent négligeables à long terme.

À l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre, la rédaction de Contrepoints m’a demandé de réfléchir sur le thème « et si Octobre Rouge n’avait jamais eu lieu ? ». Même si l’Histoire contrefactuelle peut être un exercice intéressant, je ne peux pas me lancer dans cet exercice, car mes travaux m’ont depuis longtemps convaincu que tout n’est pas imaginable, en Histoire, car tout n’est pas possible.

On peut imaginer une Histoire alternative dans laquelle certains événements n’ont pas eu lieu, mais c’est impossible pour d’autres. Et Octobre Rouge fait partie de cette deuxième catégorie – au moins partiellement, mais je vais y revenir.

OCTOBRE ROUGE ÉTAIT INÉLUCTABLE

Je ne doute pas un seul instant que cette affirmation nue révoltera plus d’un lecteur, hostiles que sont les libéraux à toute idée de déterminisme historique – hostilité notamment liée au fait que les marxistes-léninistes se sont toujours appuyés sur cette idée de sens de l’Histoire et d’évolution nécessaire vers le socialisme.

Ce n’est pas d’un tel déterminisme que je parle. Celui que j’évoque est beaucoup plus banal, et surtout démontrable.

La première chose à considérer est que la Révolution d’Octobre n’est pas un phénomène inédit, ni une rupture historique ou quoi que ce soit dans le genre. Elle a eu, certes, un impact au-delà des frontières de la Russie, comme la Révolution française au-delà des frontières françaises, mais cela est une question de contexte et de circonstances.

En effet la Révolution d’Octobre a constitué une étape classique au sein d’un mouvement de plus grande ampleur, également classique, et que j’appelle un mouvement de révolution, dont la durée est usuellement de quelques décennies, et qui conduit un État-nation d’un régime autoritaire traditionnel, généralement une monarchie administrative, vers un régime parlementaire moderne ; ce genre de mouvement de révolution constitue lui-même l’étape finale d’un processus de quelque six siècles conduisant à la formation de l’État-nation lui-même, depuis un féodalisme initial.

On identifie facilement ce phénomène dans tous les grands pays d’Europe : l’Angleterre, la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Russie ; de manière plus partielle dans des pays comme la Suède ou le Danemark, où l’évolution finale s’est faite sans révolution ; de manière plus ancienne comme dans la Bohême médiévale.

Pour l’Angleterre et la France, les mouvements sont connus de tous : les deux révolutions anglaises s’étendant au total de 1641 à 1689, leurs équivalents en France de 1789 à 1830.

La Révolution russe et l’épopée communiste au XXe siècle ont fait oublier deux grands mouvements de révolution contemporains : en Espagne de 1930 à 1975, et en Allemagne de 1918 à 1949.

Étape classique, disais-je, au sein d’un mouvement de révolution qui l’est également : il s’agit du moment où un coup d’État des radicaux confisque une dynamique politique qui, jusque-là, se trouvait entre les mains de modérés : ainsi de Cromwell et des Levellers, avec la Purge de Pride contre le Long Parlement le 6 décembre 1648 ; ainsi de la Commune insurrectionnelle de Paris du 10 août 1792 ; en Espagne, les anarcho-communistes durent s’y reprendre à deux fois, ayant échoué à l’automne 1934, ils réussirent lors de l’été anarchiste de 1936.

En Allemagne également, il fallut s’y prendre à deux fois : il y eut d’abord l’échec du putsch de la Brasserie en 1923, avant le détricotage de la République de Weimar par les mêmes nazis à partir de 1934 – et oui, ce sont les Nazis qui ont accompli l’œuvre traditionnelle des révolutionnaires en Allemagne.

Le coup d’État bolchévique d’Octobre Rouge est à ranger dans cette catégorie des coups d’État révolutionnaire des radicaux.

Pour cette raison, il est inimaginable qu’Octobre rouge n’ait pas eu lieu : il était inéluctable comme partie d’un processus déjà engagé.

OCTOBRE ROUGE AUTREMENT ?

S’il n’avait eu lieu tel quel, il aurait eu lieu un peu différemment. En Espagne, ai-je noté, les radicaux échouèrent une première fois avant de s’imposer deux ans plus tard. En Allemagne, également, même si c’est encore un peu plus compliqué : nous pourrions ajouter, comme toute première tentative, et premier échec, l’insurrection spartakiste de 1919 – si celle-ci avait réussi, alors le mouvement de révolution allemand aurait encore plus ressemblé à ce qu’il advint en Russie, habillé de communisme.

Si les Allemands n’avaient pas inoculé le virus Lénine à une Russie déjà en pleine fièvre révolutionnaire, le coup d’État aurait également eu lieu : peut-être quelques mois plus tard, et sous la direction prédominante d’un autre personnage, Trotski, par exemple, dont le rôle dans l’actuel Octobre Rouge fut déjà éminent ; ou bien, tout simplement, Lénine aurait-il profité de l’effondrement du régime allemand en 1918 pour rentrer au pays et faire son Octobre 1917 en novembre 1919.

ALORS POURQUOI FAIRE SI GRAND CAS DE LA RÉVOLUTION RUSSE ?

D’abord, soyons honnêtes, parce que le caractère parfaitement banal du processus révolutionnaire est ignoré du grand public (pour être vraiment tout à fait honnête, il l’est aussi d’une grande partie des historiens). L’on croit au hasard, à l’éruption soudaine, imprévisible, et évitable. Perception erronée : hasard il y a – nous avons vu que tout ne réussit pas du premier coup – mais il y a aussi déterminisme, dans la trame profonde des choses, et elle est partout identique.

Ensuite parce que, de la série des trois grandes révolutions du XXe siècle en Europe, seules deux, l’Allemande et la Russe, concernent des puissances de premier plan – ce que n’était plus l’Espagne depuis deux siècles – et la Russe a commencé deux ans avant l’Allemande, avantage décisif dans cette science de la chronologie qu’est l’Histoire.

En outre, la funeste aventure nazie a tendance à aveugler les observateurs qui n’arrivent pas à la considérer simplement comme ce moment radical au sein d’une trajectoire révolutionnaire – ce qui conduit à se demander encore aujourd’hui « comment le nazisme a-t-il été possible ? » alors qu’il n’est pas plus mystérieux, avec toutes ses horreurs, que la conquête génocidaire de l’Irlande par les armées de Cromwell, la guerre de Vendée, les massacres de prêtres en Espagne ou l’Holodomor.

C’est pour la même raison de différence de poids national que l’on fait si grand cas de la Révolution française et moins de l’Anglaise : l’Angleterre était encore une puissance de second plan lorsqu’elle fit sa révolution au XVIIe siècle, alors que la France était la puissance dominante sur le continent lorsqu’elle entama la sienne à la fin du XVIIIe.

QU’AJOUTER EN CONCLUSION ?

Il y aurait, en fait, énormément de choses à dire et à développer sur ces quelques idées rapidement évoquées. N’ayant ici ni le temps ni l’espace, je me bornerai à quelques remarques.

D’abord, il faut sortir des têtes de nos contemporains l’idée absurde que la Révolution d’Octobre, ou la Révolution française, furent des éléments fondateurs, ou quoi que ce soit de ce genre : ce furent des événements inscrits dans un processus pluriséculaire purement interne, et dont les effets à l’extérieur furent négligeables à long terme : la Révolution française n’a pas initié de mouvement révolutionnaire en Europe ; si c’était le cas, les révolutions auraient eu lieu plus tôt en Allemagne, en Espagne, en Russie.

Au contraire, la tentative précoce du printemps des peuples, en 1848, avorta partout. Ces grands pays ne connurent leur propre révolution qu’au XXe siècle, c’est-à-dire lorsqu’ils eurent eux-mêmes accompli le cheminement de quelque six siècles parcouru avant eux par l’Angleterre et la France, et consistant en une construction progressive de l’identité politique nationale, passant par l’apparition, ou la réapparition, d’un pouvoir central au milieu de l’ordre féodal, sa légitimation par la constitution d’une assemblée représentative (Parlement modèle anglais en 1295, États généraux français en 1302, Cortès de Castille à partir de 1476, Reichstag de 1495, Zemski Sobor de 1549), et la mise en place d’une monarchie administrative.

Ensuite, il faut sérieusement relativiser l’importance du facteur idéologique : le communisme ne fut que l’habillage ponctuel du mouvement révolutionnaire en Russie, comme il fut puritain en Angleterre, jacobin en France, anarchiste en Espagne, national-socialiste en Allemagne.

La présence du communisme n’a pas empêché la révolution d’accoucher in fine de Staline, comme la Révolution française avait débouché sur Napoléon. Orwell avait d’ailleurs bien compris le parallèle entre les deux personnages, qui dans La Ferme des Animaux nomme Napoléon le cochon dont le parcours est calqué sur celui de Staline.

Enfin, et surtout, tentons d’inculquer cette leçon à tous ceux qui perdent leur temps et leur énergie à espérer une nouvelle Révolution : dans l’histoire d’une nation, la grande révolution est le résultat d’un processus de plusieurs siècles, permet de parachever l’identité nationale, n’a lieu qu’une fois, et n’aboutit jamais à l’utopie millénariste portée par les radicaux.