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Retrait de Syrie et démission de Mattis

par Philippe Fabry
21 décembre 2018

Double coup de tonnerre dans le ciel de cette fin d’année déjà bien encombrée par les bruits en provenance d’Ukraine, les tensions commerciales sino-américaines et les relents sordides de l’affaire Kashoggi : Donald Trump annonce brutalement, au lendemain de l’annonce par Erdogan de l’accord américain pour une intervention de l’armée turque en Syrie, le retrait des forces américaines qui y faisaient jusqu’à présent obstacle, et le lendemain le Secrétaire à la Défense américain, le général James Mattis, donne sa démission, en même temps qu’est annoncé par le Pentagone le retrait de la moitié des 14 000 soldats présents en Afghanistan.

Sans doute les deux événements sont-ils liés, mais il est très peu probable que la décision donnée par Mattis soit le produit d’un coup de tête après la décision de Donald Trump. Il est plus vraisemblable que le vieux général avait dans l’idée de démissionner depuis un moment, et n’a annoncé sa décision qu’aujourd’hui, deux mois avant la date annoncée de son départ (28 février 2019) parce que cela fera alors un peu plus de deux ans qu’il occupe le poste, durée suffisante pour ne pas paraître léger ; sans doute cette considération a-t-elle pesé chez un homme de devoir.

D’ailleurs, la volonté de maintenir une image digne apparaît dans la lettre d’explication qu’il a rédigée, et qui ne porte aucune critique directe contre Trump, mais souligne implicitement ses désaccords profonds avec le style et les décisions prises par le POTUS, sur deux points : l’importance stratégique du réseau d’alliances et le souci corollaire de traiter ses partenaires avec respect, d’une part, et d’autre part la nécessité de désigner les ennemis sans ambiguïté, notamment la Russie et la Chine.

C’est donc bien un désaccord de fond sur la politique stratégique de Donald Trump qui a motivé la démission de Mattis, et pas seulement l’un des derniers événéments, même si l’on peut supputer qu’entre les retraits complet de Syrie et partiel d’Afghanistan, et il y a une dizaine de jours les tweets ricanants à l’endroit d’Emmanuel Macron à propos des Gilets Jaunes, alors que la France est actuellement l’allié militaire le plus puissant, le plus efficace et le plus fiable des Etats-Unis (notamment du fait de l’épuisement du Royaume-Uni dans la décennie précédente), l’ont confirmé dans sa décision de quitter le gouvernement.

Je ne m’attarderai pas sur le premier volet des désaccords de Mattis avec Trump, l’attitude envers les alliés : ses raisons sont suffisamment évidentes, et sans doute particulièrement vives chez un militaire habitué à la coopération avec les alliés, sur un mode très professionnel, assez différent de la gestion politique des alliances, et en particulier de la gestion trumpienne. Soulignons simplement qu’avec le départ de Mattis, c’est un pas de plus qui éloigne du paradigme « l’Amérique et ses amis » en vigueur depuis 1918, et un pas de plus en direction de « l’Amérique et ses vassaux », ce qui est assez logique au vu de ce que j’anticipais dès l’élection de Trump.

Ce qui m’interesse ici est surtout de mesurer où se trouve le coeur du désaccord stratégique à propos des ennemis de l’Amérique, et également d’éclaircir la question des décisions de Trump lui-même, afin de mesurer si ses retraits de Syrie et d’Afghanistan sont purement pour complaire à ses électeurs isolationnistes ou si ils sont fondés sur une vision stratégique.

Mattis affirme : »je pense que nous devons être résolus et univoques dans notre approche au regard des pays dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus opposés aux nôtres. Il est clair que la Chine et la Russie, par exemple, veulent dessiner un monde correspondant à leur modèle autoritaire – en gagnant un droit de veto sur les décisions économiques, diplomatiques et sécuritaires des autres nations – afin de promouvoir leurs propres intérêts aux dépens de leurs voisins, de l’Amérique et de leurs alliés. C’est pourquoi nous devons utiliser tous les instruments de la puissance américaine pour pourvoir à la défense commune« .

On ne saurait, évidemment, remettre en question la clairvoyance de Mattis quant aux desseins de l’axe russo-chinois. Trump lui-même ne semble pas manquer de fermeté contre la Chine, et l’on peut donc penser que Mattis vise la relative détente opérée par Trump avec Poutine. Très relative, puisqu’accompagnée d’aucune diminution des sanctions et surtout marquée par une tentative de renouer le dialogue. Sans doute les grands médias vont-ils analyser cela sous le prisme de l’imbécile « collusion russe » et expliquer que le départ de Mattis est provoqué par la sympathie du Président pour Poutine.

Naturellement je pense que cette explication serait idiote puisqu’elle n’expliquerait pas que Mattis mentionne également la Chine. Il me semble donc que, plus profondément, c’est sur la stratégie choisie par Donald Trump que Mattis est en désaccord.

En effet, j’ai déjà eu l’occasion d’expliquer que Trump a tenté une détente, dans la mesure du possible, avec la Russie afin de la détacher de la Chine, pour reproduire en sens inverse le coup de Nixon. J’ai également dit pourquoi cela me paraissait voué à l’échec, et c’est probablement aussi l’avis de Mattis : sa lettre de démission laisse entendre que pour lui la Russie et la Chine pensent exactement de la même façon et agissent de conserve, de sorte que tout apaisement avec la Russie est non seulement inutile et inefficace mais dangereux, puisqu’il empêche partiellement de désigner l’ennemi et fait perdre du temps dans la prise de mesures nécessaires pour l’endiguer.

C’est donc un premier point, selon moi, de désaccord stratégique : Mattis ne croit pas à la vision de Trump qui est que Chine et Russie sont deux problèmes qui peuvent ne pas être traités simultanément, et pense que toutes les mesures de Trump visant à se concentrer sur la Chine mettent en danger l’Alliance Atlantique qui sera nécessaire contre l’un et l’autre. Sur ce volet, je suis plutôt d’accord avec Mattis.

Le deuxième point, lié au premier, est dans la gestion globale du Moyen-Orient – et nous revenons donc à la Syrie et l’Afghanistan. Mattis  a longtemps jugé que l’Iran était la principale menace de la région. Or la présence américaine en Syrie et en Afghanistan permettait de contenir la République islamique, et dans le même temps maintenait une arme dans le dos de la Chine qui, sans cela, n’est plus vulnérable que sur sa face Pacifique ; les USA affaiblissent donc un outil de dissuasion que Mattis avait cherché jusque-là à renforcer, obtenant un renfort de 4000 hommes en 2017. Mattis, de fait, est largement l’héritier des quarante années de stratégie américaine au cours desquelles il a servi, et qui faisaient du Moyen Orient un point de bascule stratégique qu’il était essentiel de tenir.

A l’inverse, le Président a une vision révolutionnaire de la stratégie américaine, au sens premier : il veut tout changer. Depuis le début, Trump a une obsession : arrêter de gaspiller les forces et les crédits américains dans la police du Moyen-Orient, une lecture qui entre en résonnance avec l’évolution de la situation stratégique des Etats-Unis, qui ont acquis une large autonomie en matière énergétique. C’est, évidemment, le souci d’une partie de ses électeurs, mais il y a peut-être plus : Donald Trump a depuis plusieurs mois amorcé une confrontation stratégique avec la Chine, et il peut penser que se désengager du Moyen Orient est nécessaire pour se libérer une capacité d’action qui pourra peser dans la balance ; il ne s’agirait pas alors simplement d’un retrait, mais d’une mesure préalable à un redéploiement selon d’autres priorités stratégiques. En effet la Syrie n’est que peu d’intérêt dans la perspective d’une confrontation avec la Chine, et peut sembler, cyniquement, un os à ronger pour Poutine et Erdogan afin d’avoir les mains libres ailleurs. De même, le retrait d’Afghanistan, s’il devait se poursuivre, aurait une certaine logique : le pays est coincé entre la Chine et son désormais allié pakistanais, l’Iran et les Etats d’Asie centrale satellites de la Russie. En cas de confrontation avec l’axe russo-chinois, il serait impossible de ravitailler un contingent important dans ce pays. L’abandon de la position ou à tout le moins sa réduction peut donc être un choix sensé. Pour Trump, le containment de l’Iran n’est pas une priorité, et la fin de l’accord nucléaire et le rétablissement des sanctions doivent suffire – d’ailleurs, on peut constater que le coût de l’expansionnisme iranien dans la région est élevé, et lors de protestations en Iran, les citoyens de la République islamique ont fréquemment protesté contre ces interventions dispendieuses qui grèvent les finances d’un Etat déjà malade.

Cette nouvelle vision est partiellement justifiée, mais elle est aussi lourde de menaces : le retrait américain du Moyen Orient livre cette zone à l’influence russe et chinoise, et peut permettre un renforcement de l’influence de ces adversaires stratégiques, et en particulier accroître leurs capacités de pression sur l’Europe, qui dépend encore de ces régions pour son approvisionnement en hydrocarbures. Lâcher la bride sur le cou d’Erdogan présente un danger similaire, et l’on peut penser que Mattis considère, justement, que de diminuer fortement la présence américaine au Moyen Orient signifie en partie abandonner les alliés occidentaux qui ont suivi, précisément, les USA en Afghanistan et dans la Coalition internationale contre l’Etat islamique – deux points que l’ancien général souligne dans sa lettre de démission.

Cette démission est donc bien le signe de profondes divergences dans la vision stratégique mondiale. Elle ne permet pas en soi de condamner les changements voulus par Trump, mais souligne à quel point les évolutions actuelles ont rendu l’ordre mondial instable, et nécessitent l’établissement d’un nouvel équilibre.