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Rome par le christianisme, Londres par le communisme… et par quoi va être condamné la mondialisation américaine ?

par Philippe Fabry

Péril sur l’empire

Publié le – Mis à jour le 20 Août 2018
Rome par le christianisme, Londres par le communisme… et par quoi va être condamné la mondialisation américaine ?

Atlantico : En 1999, Branko Milanovic décrivait ce qu’il considère comme les trois grandes mondialisations de notre histoire : la mondialisation romaine, la mondialisation britannico-européenne et la mondialisation américaine que nous connaissons aujourd’hui. Selon lui, la disparition de l’hegemon romain s’explique par l’apparition du christianisme et celle de l’hegemon britannique par l’avènement du communisme. Son analyse décrit ainsi l’appartition de nouvelles idéologies concurrentes au sein même des idéologies dominantes qui ont soutenu les deux précédentes mondialisations. Il s’interroge enfin sur le phénomène qui pourrait mettre fin à la domination mondiale américaine. Après le christianisme et le communisme, quel pourrait être selon vous le grand mouvement qui viendrait mettre fin à la mondialisation dominée par les Etats-Unis ?

Philippe Fabry : La comparaison de Milanovic entre les différentes « mondialisation » est pertinente, et il est vrai qu’elles ont toutes impliqué l’émergence d’une puissance globale capable d’assurer la paix mondiale et la sécurité des voies de communications, spécifiquement les voies maritimes, les plus essentielles au grand commerce en raison de l’ordre de grandeur très différent de la capacité de transport : une nef romaine charriait dans ses flancs autant de marchandises que sept cents chars à boeufs, et aujourd’hui un porte-conteneurs transporte autant que quatre à cinq mille poids lourds.

En revanche, il est bien difficile de le suivre lorsqu’il voit dans le christianisme la cause de la fin de la domination romaine, et du communisme celle de la fin de l’hégémonie britannique, donc chercher leur équivalent actuel pour trouver ce qui pourrait abattre l’hégémonie américaine semble un exercice assez vain.

En effet, ce n’est pas le christianisme qui a provoqué la chute de Rome, mais sa mutation de plus en plus étatiste, dirigiste et planificatrice économiquement, l’alourdissement continuel de sa fiscalité, l’abandon des libertés traditionnelles et la transformation de l’Empire en un régime policier, et très brutalement répressif. De sorte que, au Ve siècle, il semblait souvent préférable aux autochtones de s’entendre avec des bandes de barbares plutôt que de rester soumis à la puissance romaine. Ce qui a provoqué la fin de la « mondialisation » romaine, c’est la construction progressive d’un Etat à l’échelle du monde antique, qu’était l’Empire romain, et la faillite de cet Etat à la gestion économique inepte – une sorte de Venezuela à l’échelle méditerranéenne.

Ce n’est pas pour la même raison que la « première mondialisation » moderne a pris fin. D’abord, il faut souligner qu’à aucun moment le Royaume-Uni n’a cherché à construire un Etat mondial : la stratégie britannique a toujours été pensée selon le paradigme européen de l’équilibre des nations et la recherche, dans les colonies, d’une profondeur stratégique permettant de s’imposer comme arbitre dans ce jeu, mais pas plus que le premier d’entre les pairs. L’Empire britannique n’a jamais été un hégémon comme l’avait été Rome, puisqu’il n’était pas capable de s’imposer seul aux autres nations. Ce qui a provoqué la fin de cette mondialisation britannique, c’est l’éclatement de la Grande guerre, qui a brisé l’équilibre global en Europe que l’Angleterre avait réussi à maintenir depuis 1815. L’Angleterre ne pouvait pas, comme en 1870, rester neutre dans une guerre entre France et Allemagne, parce qu’entretemps cette dernière était devenue une puissance coloniale et donc une rivale pour l’Empire britannique. On peut donc dire que si la première mondialisation de l’époque moderne s’est terminée, c’est parce que l’Empire britannique, précisément, a échoué à devenir un hégémon.

Je pense qu’on ne peut pas dire la même chose des Etats-Unis, dont la stratégie mondiale correspond à celle d’un véritable hégémon : les Etats-Unis, depuis 1918 et plus encore depuis 1945, tentent de mettre sur pied un Etat mondial, notamment avec la création du parlement mondial qu’est l’Assemblée générale de l’ONU, laquelle siège précisément à New York, la capitale culturelle et financière du pays.

Cependant les Etats-Unis ont encore des adversaires que l’on peut qualifier de rivaux : la Russie, et surtout la Chine.

A partir de là il y a deux possibilités : soit la mondialisation américaine prendra fin en raison d’une confrontation avec ces dernières, qui l’empêcheraient, comme l’Empire britannique et contrairement à Rome, de devenir un véritable hégémon, soit les Etats-Unis poursuivent leur ascension en ce sens, réduisant au passage les rivaux chinois et russe, et c’est, à plus long terme, leur mise en place d’un gouvernement mondial et son inefficacité économique qui produiront, à terme, l’effondrement de leur hégémonie.

Branko Milanovic explique l’avènement du communisme par la concurrence entre un pouvoir hégémonique, l’Angleterre, et une puissance montante l’Allemagne. Une situation comparable est-elle envisageable entre l’hégémon actuel, les Etats-Unis, et la puissance montante, la Chine ?

Milanovic fait de l’émergence du christianisme et du communisme la conséquence inéluctable des inégalités de fortune et des tensions sociales provoquées par les mondialisation romaine puis britannique. Je ne crois guère à cette explication, notamment parce que le communisme n’est pas le produit d’inégalités économiques : si vous regardez le pays qui a connu la grande révolution communiste, la Russie, c’était un pays dont la classe ouvrière était de dimension très réduite en 1917. La révolution communiste a été faite par une poignée d’idéologues comme Lénine et Trotski, qui ont réussi à s’imposer au milieu d’une révolution nationale classique, guère différente de celle qui se tenait en même temps en Allemagne – et que l’on oublie trop souvent. Mais ce n’est pas plus le communisme qui a mis fin à la mondialisation sous égide britannique que le christianisme n’avait mis fin à la mondialisation sous égide romaine.

En revanche, j’ai expliqué plus haut que c’est effectivement la rivalité pour la place d’arbitre mondial, sinon d’hégémon, qui a conduit à la Grande guerre et donc la fin de la mondialisation britannique. Et une telle situation est effectivement tout à fait possible : la Chine se prépare activement à contester explicitement, dans la décennie qui vient, la domination mondiale américaine, et l’Amérique de Donald Trump, qui a compris ce danger, se lance dans une guerre commerciale en espérant que cela coupera l’élan chinois avant d’en arriver au point où c’est une vraie guerre qui serait nécessaire pour empêcher la Chine de revendiquer le titre de prince des nations.

L’intérêt, mais aussi sa limite de l’analyse de Branko Milanovic est dans sa compréhension systémique du phénomène d’hégémonie. Qu’est-ce que les Etats-Unis pourraient apprendre de cette analyse pour faire mentir la maxime populaire « jamais deux sans trois » ?

Milanovic voudrait sans doute que je réponde que les Etats-Unis devraient apprendre à lutter contre les inégalités économiques, etc. Mais comme je l’ai dit, son analyse sur le christianisme et le communisme comme causes des premières « démondialisations » n’est pas convaincante.

Je reprendrai les deux hypothèses britannique et romaine évoquées ci-dessus et je dirai que la première condition serait d’éviter une guerre « chaude » avec la Chine, et de parvenir à réduire la rivalité par l’isolation, et qu’une guerre commerciale ne saurait être menée contre Pékin sans menacer l’ordre économique mondial qu’à condition d’être conduite avec le soutien de l’essentiel des grosses économies mondiales, c’est-à-dire qu’elle devrait être menée par une solide alliance entre Europe, Etats-Unis et Japon.

Si les Etats-Unis parviennent à éviter le sort de la mondialisation « britannique », il restera devant eux le danger de la mondialisation « romaine ». Et là, c’est l’organisation de la gouvernance mondiale et les principes qui y présideront qui seront centraux : il faudra éviter les pièges dans lesquels est tombée Rome : la centralisation, la planification, l’étranglement fiscal, et maintenir des principes sains en assurant la permanence d’une concurrence à l’échelle mondiale, de limitation des domaines d’intervention de l’Etat et des valeurs libérales qui ont permis la prospérité mondiale depuis plusieurs décennies.