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Changeons de sujet et parlons de l’Arabie Saoudite

27 avril 2020

Depuis le 3 mars de cette année, il s’est passé vraiment beaucoup de choses curieuses dans les marchés qui ont été passablement… agités. Mais nulle part cette agitation s’a été aussi forte que sur le pétrole qui est passé de près de $ 60/bb à la fin de l’année dernière (WTI) à…$ -37 au moment de la liquidation des contrats à terme pour l’échéance d’avril, ce qui veut dire que toutes les cuves sont pleines et que personne n’a voulu être livré en « physique ». Que le lecteur s’imagine qu’il ait fait une double commande pour sa réserve de fuel pour l’hiver et que le choix soit de payer un fort dédit pour que le livreur le débarrasse du carburant en excès, ou que ce dernier ne lui verse tout dans son jardin et il comprendra pourquoi le pétrole est allé à  -$37 /bb.

Mais derrière cet effondrement, il y a quelque chose de beaucoup plus sérieux : apparemment, Mohammed Ben Salmane (MBS), le jeune et beau « cadre dynamique » qui a pris le contrôle de l’Arabie Saoudite accompagné de l‘émerveillement des media devant tant de compétence, a réussi à se mettre à dos en très peu de temps tous les autres pays de l’OPEP (ce qui n’a guère d’importance) mais aussi la Russie et les Etats-Unis, ce qui semble devoir raccourcir considérablement son espérance de vie.

Revenons en arrière, au début mars 2020 : réunion à Vienne des pays de l’OPEP visant à couper la production de pétrole de façon ordonnée pour compenser l’effondrement de la demande qui est passée en quelques semaines de 100 millions à 60 millions de barils/jour. La réunion se passe plutôt mal et la Russie (qui ne fait pas partie de l’OPEP) refuse de participer aux coupes demandées par l’Arabie Saoudite. Du coup le pétrole commence à s’effondrer.

Le premier drame se noue à ce moment-là.

Il semble, « d’après des sources bien informées », que MBS ait alors décroché son téléphone pour non seulement insulter Poutine, mais en plus lui poser un ultimatum, lui signifiant que s’il ne réduisait pas sa production comme « il » (MBS) le souhaitait, alors il allait faire s’effondrer le cours de l’or noir à des niveaux qui mettraient la Russie à genoux.

Je ne connais pas monsieur Poutine personnellement, mais ayant suivi son parcours depuis des années, je me suis toujours dit que ce n’était sans doute pas une bonne idée de l’insulter et encore moins de le menacer. Et depuis, monsieur Poutine ne parle plus qu’au vieux roi, dont tout le monde sait qu’il est gâteux, c’est-à-dire qu’il refuse de parler à qui que ce soit en Arabie Saoudite.

Mais ce bon MBS, que les doutes ne semblent pas effleurer, content de son succès contre Poutine, s’est dit qu’il allait ensuite montrer de quel bois il se chauffait aussi à monsieur Trump… Et donc, il a fait venir je ne sais combien de supertankers pour envoyer, cette fois ci vers les USA entre 40 et cinquante millions de barils, le but cette fois étant de faire sauter l’industrie du pétrole de schiste au Texas en faisant s’effondrer les prix du pétrole aux USA, car chacun sait que cette industrie ne peut survivre que si le pétrole reste durablement au-dessus de $ 50 baril.

Chacun sait aussi pourtant que le retour des USA à l’indépendance énergétique a été l’un des objectifs stratégiques majeurs de la politique américaine depuis que le Venezuela a mal tourné. Et s’il y a une chose que moi, je sais, c’est bien que les USA n’aiment pas qu’on vienne les embêter sur le couple (dollar/pétrole) qu’ils ont toujours su gérer au mieux des intérêts de Wall-Street.

Et pourtant, ce bon MBS, à l’évidence, voulait se payer l’industrie pétrolière aux USA et préparait son coup depuis longtemps puisque cela prend du temps de louer une dizaine de supertankers et de les remplir. Et donc, voir un galopin donner des coups de pied dans leur château de cartes a du considérablement agacer beaucoup de gens qui n’ont pas l’habitude d’être bousculés. Et enfin, cerise sur le gâteau, si monsieur Trump veut être réélu, il lui faut gagner le Texas et probablement la Pennsylvanie, ce qui sera difficile si le prix du pétrole reste à vingt dollars le baril.

Aller chercher des poux dans la tête à un Président US quand il cherche à se faire réélire est rarement une bonne idée et avec monsieur Trump, le résultat est quasiment garanti : MBS va ramasser un retour. Mais comme toujours, il faut savoir reconnaitre les mérites d’un operateur exceptionnel quand il enregistre une grande réussite : pour l’Arabie Saoudite, réussir en quelques mois à se mettre à dos et les USA et la Russie requiert des qualités tout à fait éminentes, que ce bon MBS semblent avoir.

Car ce n’est pas là son premier coup d’éclat.

  • C’est lui qui avait fait assassiner Kashoghi à l’ambassade saoudienne en Turquie, lequel était non seulement le représentant d’une grande famille saoudienne mais surtout un journaliste au Washington Post. Et les troupes de MBS se sont fait prendre la main dans le sac, ce qui fait désordre et avait « agacé » Ankara et monsieur Erdogan, qui lui n’a pas l’habitude de se faire prendre quand il fait assassiner quelqu’un.
  • C’est encore lui qui a déclenché la guerre au Yémen, où non seulement les troupes saoudiennes prennent raclée sur raclée alors même que leurs adversaires n’ont presque pas d’armes mais qui en plus coute vraiment très, très cher aux saoudiens.
  • C’est toujours lui qui a enfermé ses frères, cousins, oncles et neveux au Ritz Carlton local ou on leur a expliqué gentiment qu’ils devaient signer des chèques à MBS s’ils voulaient sortir, et la rumeur dit que les sommes ainsi recueillis auraient été largement supérieures à 200 milliards de dollars. J’ose à peine suggérer que cette idée me parait excellente et qu’elle devrait être utilisée par monsieur Le Maire qui a certainement des informations privilégiées sur les personnes qu’il devrait inviter au Ritz Carlton à Paris (je ne sais pas s’il y en a un à Paris, mais d’autres hôtels sont disponibles, surtout en ce moment).
  • C’est enfin lui qui a essayé d’introduire en bourse la mythique Aramco (qui a le monopole de la production pétrolière en Arabie), dont pas un gérant sérieux n’a voulu, ce qui l’a forcé à remettre à contribution ses frères, cousins, etc.. (voir plus haut) qui ne comprenaient pas pourquoi ils devaient acheter quelque chose qui leur appartenait déjà, ce qui força ce pauvre garçon  à leur fournir une fois encore des explications dont on dit qu’elles furent à  nouveau « musclées ».

Et bien sûr, après tous ces succès, la situation financière en Arabie Saoudite est cataclysmique, puisque le pays ne produit rien si ce n’est du pétrole, dont le prix vient de s’écrouler, que personne n’y travaille, que les diplômés le sont en majeure partie en théologie musulmane, tandis que tout le vrai travail est fait par des immigrés pakistanais, palestiniens ou philippins, tous ont la limite de l’esclavage et à qui souvent l’on a retiré leurs passeports.

Du coup, la somme des déficits budgétaires et extérieurs pourrait dans les années qui viennent être proche de 30 % du PIB, ce qui est beaucoup quand l’on sait que les spécialistes du FMI retiennent en général leurs billets d’avion pour se rendre à la banque centrale locale quand ces deux déficits ensemble dépassent 10 % du PIB pour un pays. Et voilà qui pourrait remettre en cause, en plus, le taux de change fixe entre la monnaie saoudienne et le dollar.

Bref, devant l’immensité de ses succès tant intérieurs qu’extérieurs, la popularité de MBS est au plus haut en Arabie Saoudite, aux USA, en Turquie, en Russie, au Moyen-Orient et peut sans doute se comparer à celle de notre Président chez les Gilets jaunes. En comparaison de l’Arabie Saoudite, l’Argentine apparait comme une valeur sure.

Je ne suis pas devin, mais il me semble que la carrière politique de MBS risque d’être écourtée par un malheureux accident d’avion ou d’hélicoptère (très peu sûrs les hélicoptères). Si j’étais lui je ferais attention, le dromadaire est quand même moins dangereux.

Ou alors, il va y avoir un coup d’État en Arabie Saoudite, mais c’est là que les choses se compliquent. Car, qui dit coup d’État dit en général présence des forces armées qui, de par leurs fonctions sont… armées. Et les exemples sont nombreux dans l’histoire, surtout au Moyen-Orient, où un coup d’État préparé par des civils voient souvent arriver en fin de parcours des militaires. Et comme la dynastie des Saoud est très peu populaire, ne s’accrochant au pouvoir que par des accords de tribu à tribu lourdement monnayés (grâce au pétrole), voilà qui va devenir difficile si l’argent cesse de couler à flots. Du coup, je connais pas mal de yachts saoudiens qui, à la place de s’ancrer à Saint-Tropez ou à Marbella cet été, vont sans doute rester au large des côtes, à portée d’hélicoptères… au cas où il faudrait partir vite.

Revenons à notre coup d’État qui risque de créer plus de problèmes qu’il n’offrira de solutions.

  • Il s’agit d’un pays ou une forme particulièrement fanatique de la religion musulmane domine (le Wahabisme) et l’on se souvient que presque tous les participants des attentats sur les tours jumelles du 11 Septembre étaient saoudiens. Est donc légitime dans ce pays celui qui tient les Lieux saints (la Mecque) et des non-musulmans ne peuvent y entrer, ce qui veut dire que des troupes étrangères (US ?) ne pourraient aider un dirigeant à conquérir ou à garder le pouvoir, si des rebelles prennent d’abord le contrôle de la Mecque… et c’est là que les militaires locaux risquent de s’imposer.
  • Les Sunnites dominent le pays, mais le chiisme est prépondérant sur la côte Est, où se trouve les principaux gisements de pétrole et les populations locales y sont très mal traitées puisque le chiisme est depuis la mort du prophète le principal ennemi des Sunnites. En cas de tentative de coup d’État, des révoltes pourraient éclater dans ces populations qui ne sont pas toutes « arabes », mais plutôt farsi, historiquement reliées à la Perse (l’Iran). Un éclatement du pays serait tout à fait envisageable.
  • Et c’est là qu’il faut parler de Bahreïn, dont le sultan est sunnite, mais dont la population est très majoritairement chiite. Une révolte populaire et « démocratique » dans cet émirat serait tout à fait envisageable, or c’est à Bahreïn, juste en face de l’Iran qu’est située la grande base navale américaine qui contrôle le détroit d’Ormuz. On voit très bien l’intérêt pour les Iraniens et/ou les Russes de susciter quelques troubles dans l’espoir que le nouveau gouvernement demande le départ des forces américaines. Si la côte est tombait avec Bahreïn, voilà qui créerait le grand arc chiite, le rêve de toujours des Iraniens, qui relierait le golfe persique à la Méditerranée en passant par l’Irak et le territoire des Alaouites en Syrie.
  • Compte tenu de toutes ces incertitudes, je ne suis pas sûr que les Etats-Unis aient intérêt à se débarrasser de MBS en ce moment, mais les Russes, les Iraniens et bon nombre des membres de la famille Saoud sans aucun doute.

Conclusion.

Je passe mon temps à écrire que l’ordre mondial qui a prévalu depuis 1945 est en train de s’effondrer et l’impression diffuse que je ressens est que cet effondrement va en s’accélérant. Et l’un des piliers de cet ordre a été l’alliance indéfectible et quelque peu incompréhensible entre les USA et les Saoud, la dynastie établie par Ibn Saoud, et cette alliance avait été scellée sur un bateau de guerre américain pendant la Seconde guerre mondiale entre Roosevelt et Ibn Saoud lui-même.

Les actions irréfléchies de ce gamin mal élevé qu’est MBS risquent de mettre en cause le « désordre établi » qui règne depuis soixante-dix ans au Moyen-Orient. Je ne pense pas que prendre le risque d’une crise majeure au Moyen-Orient soit bien nécessaire en ce moment, mais je suis sûr, tout à fait sûr, que ce que je pense n’a aucune importance.

Auquel cas, le pétrole ne resterait pas longtemps très bon marché.

Ce qui ne nous aiderait vraiment pas.