C’est toujours une joie, pour un amoureux des lettres, de partager ses passions avec le plus grand nombre — et plus encore, dans les colonnes de La Nef, de faire découvrir à mes lecteurs quelques figures inédites aux parcours singuliers. Parmi ces figures de la République des lettres, Curnonsky reste une énigme savoureuse : à la fois chroniqueur, critique gastronomique, conteur à l’ancienne et roi sans sceptre d’une France rêvée. On l’a surnommé « le prince des gastronomes », mais il fut aussi un maître du style, un styliste de la bonne chère, et un écrivain sans œuvre — ou plutôt, avec une œuvre dissoute dans mille journaux, menus, réclames, épîtres comiques ou guides de voyage culinaires.
Maurice Edmond Sailland, (1872 –1956) alias Curnonsky est né à Angers. Provincial, il en a gardé le goût pour la cuisine des régions. Il choisit son nom de plume d’après une tournure latine facétieuse — cur non sky ? « Pourquoi pas moi ? » — à une époque où russifier son nom était à la mode littéraire. Derrière cette boutade, tout l’homme est là : l’esprit goguenard, le goût du jeu, le refus de l’ostentation. Il signera parfois aussi « Cur« , comme un chien fidèle aux traditions françaises.
Curnonsky, c’est un physique : pansu et volumineux, il a un menton fait de plis, une physionomie gélatineuse, des joues bien grasses, un regard généreux et mû par une curiosité gourmande. Étrange complexion qui nous fait penser à celle du mangeur au XIXe siècle dont parle Jean-Paul Aron, et qui règne en maître dans les restaurants, à toutes les bonnes tables, dégustant les meilleurs menus, des gibiers aux huîtres, des fruits de mer aux volailles. Curnonsky n’est ni un goinfre balzacien qui existe par dérivation des énergies, convertissant par alchimie sa libido en appétit vorace ; ni un raffiné de l’extrême, un dandy des saveurs les plus surprenantes. Il en est presque une synthèse, remarquable coup de fourchette, appétit populaire et suffisamment sûr et ferme pour goûter aux avant-gardes des cuisines françaises.
D’abord chroniqueur mondain, proche d’Alphonse Allais et d’Anatole France, il collabore à une infinité de journaux — du Rire au Figaro, du Journal à L’Illustration. En parallèle de ses chroniques, Curnonsky devient en 1895 l’un des écrivains de l’ombre de Willy, le premier mari de Colette. Il signe alors des romans, des contes et des gazettes. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Paul-Jean Toulet, avec qui il coécrit trois romans : Le Bréviaire des courtisanes, Le Métier d’amant et Demi-Veuve, publié d’abord en feuilleton, puis en volume sous la seule signature de Curnonsky, Toulet ayant désavoué leur collaboration. Infatigable plume, Curnonsky met aussi son talent au service de la publicité : il rédige des plaquettes pour Pyrex, Primagaz, Frigidaire, le roquefort ou encore Michelin. Il collabore régulièrement au Journal à partir de 1911, et publie dans Le Matin une série de textes intitulée Les Contes des mille et un matins. Il est de toutes les aventures de l’esprit drolatique, mais une vocation inattendue va bientôt l’imposer comme une voix singulière : celle de la table.
Curnonsky n’a pas inventé la gastronomie française, mais il en a fait une littérature. À contre-courant des raffinements parisiens et des prétentions à la « haute cuisine », il prône la simplicité des terroirs : « La cuisine, c’est quand les choses ont le goût de ce qu’elles sont. » À travers ses célèbres Guides des plaisirs (coécrits avec Marcel Rouff), il parcourt la France à la recherche des tables modestes, des recettes oubliées, des aubergistes-poètes. Il redonne au vin, au pâté, au pot-au-feu leurs lettres de noblesse.
Son style ? Concis, imagé, chaleureux. Il écrit comme on parle à table, entre deux bouchées, dans un mélange d’érudition légère et de verve populaire. En cela, Curnonsky est un écrivain profondément français — et même, pourrait-on dire, rabelaisien : il fait de l’appétit un art de vivre, un savoir, presque une sagesse.
Curnonsky a compris avant d’autres que le goût est une affaire de mémoire, d’identité, de culture. Dans une France qui se modernise à marche forcée, il défend une mémoire gustative, et donc une mémoire tout court. Chaque recette, chaque vin, chaque accent du terroir devient chez lui une trace précieuse du passé, un patrimoine à préserver — non dans le formol, mais dans l’assiette vivante. Le gastronomade va par toute la France chercher tel plat là où on le prépare le mieux, et il l’accompagne de vin et alcool de la même région. Il quitte Paris 3 ou 4 mois par an pour inspecter sa principauté. En ce sens, Curnonsky est un précurseur : il annonce à la fois le « locavorisme », l’écologie culturelle, et une certaine idée de la nation comme ensemble de goûts partagés. Il fait du littéraire avec du beurre, des échalotes et un bon poulet de Bresse, vante les innovations, tout en faisant l’éloge des cuisines exotiques d’Asie. Reste que rien n’est simple, dans sa Défense et illustration de la Cuisine simple (1933) où il l’oppose à la fausse grande cuisine des Palaces « qui est la pire de toute » un civet de lièvre ou un navarin d’agneau des familles, avant de se reprendre sur la même page en expliquant que la Grande Cuisine d’apparat atteint l’excellence chez les grands chefs de talent.
En 1927, Curnonsky devint Prince des gastronomes, élus par pas moins de 4000 cuisiniers, sous le nom de Cur 1er. Ses insignes ? Deux griffons et ses mots pour devise : « unguibus » et « rostro », par les ongles et par le bec. Il faut imaginer dans des allures art déco de brasserie et d’hôtel de luxe, le rire, la truculence du fin fond des entrailles de notre beau pays s’incarner dans une bedaine tassée dans un frac, la pipe fumante et le monocle certain. Un menu dédicacé au petit-fils de Jules Verne en 1935, nous laisse entrevoir la facétie et l’atypisme d’un bonhomme, élu président de l’Académie de l’humour en 1939, que certains clichés voient fumer la chicha à son bureau, finissant ses brèves et ses articles sur les coups de 7h du matin. Son humour allait jusque dans les cartons d’invitation. Il y en a un de fameux qui annonce les quatre-vingts ans de l’auteur et son nouveau livre Une grande datte de ma vie : je me mets au régime, suivi de cette remarque « consacré à la défense et aux nourritures bénies d’Allah ».
Le menu du déjeuner annuel de l’Association des gastronomes régionalistes de décembre 1928 chez Drouant vaut comme un poème dont on savoure les images, la délicatesse des noms, les promesses de bonheur :
« Les huîtres vertes de Marennes et les fines de Belon
Le Turbotin soufflé au paprika
Chablis Mont de Milieu 1921
La côte de bœuf braisée d’empire
Château Gruaud Larose Sarget 1917
La poularde Jeannette grand Richebourg 1919
Salade gaillon
Quelques fromages
Cristal vin des murs 1914
La glace opéra avec les petits fours
Champagne cliquot brut 1920
La corbeille d’automne
Le café Gaillon avec une grande fine. »
« J’ai trop duré, j’ai trop duré », écrivait-il au bout de son âge. Ce n’est pas la bonne bouffe, ni la mayonnaise dans le sang qui sonna la fin du banquet mais un accident domestique singulier. Alors même qu’il était monté sur une échelle pour remettre de l’ordre dans les rideaux de son salon, la fenêtre ouverte, il bascula et se vautra du troisième étage sur le dessus d’une voiture, au 14 de la place Henri Bergson. Il mourut en 1956, dans un appartement du XVIe arrondissement, sans bruit. Son nom s’est un peu effacé, comme une sauce sur une nappe blanche. Une épitaphe mystérieuse laissait un dernier trait d’esprit : « Ci-gît Curnonsky. Mort de la tombe voisine, Veille sur tes pissenlits, Il te mangerait les racines. »
Il serait temps de relire Curnonsky comme un styliste et non seulement comme un chroniqueur de la table. Il nous rappelle que les mots ont, comme les plats, leur cuisson, leur moelleux, leur fumet. Dans une époque qui redécouvre la lenteur, le goût, la convivialité, il est peut-être l’un de nos plus actuels fantômes.
Nicolas Kinosky
© La Nef, exclusivité internet, mis en ligne le 4 juin 2025