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« Le pape, l’immigration et l’Église catholique face aux nations »

Par Pierre Manent
Publié le 25/09/2023

TRIBUNE – En fustigeant les nations européennes sur l’immigration, le pape montre son peu de considération pour la singularité de chaque communauté humaine, analyse le philosophe. C’est oublier combien les familles, les cités, les nations et l’Église sont indispensables à chacun.

Dernier ouvrage paru de Pierre Manent : Pascal et la proposition chrétienne (Grasset, 2022).

Le pape François l’a répété : il n’est pas venu en France, mais à Marseille. Les Français cependant ne doivent pas en être mortifiés, puisque, comme il l’a souligné, sa ferme résolution est de ne rendre visite à aucun « grand pays européen ». Peu importe qu’il soit reçu avec empressement et chaleur par la première ministre et le président de la République française, qu’il soit protégé à chaque seconde par les policiers, gendarmes et militaires français, peu importe que par ailleurs la ville de Marseille soit aujourd’hui la ville de France la plus dépendante de la bonne volonté du gouvernement et des ressources de l’État, pour lui, cette nation, comme les autres nations européennes, ne saurait être l’objet de ses soins ni la destinataire de ses intentions ; en ce qui le concerne, elle n’existe pas. « Marseille et la Méditerranée », telle est la circonscription où se donne à connaître la vérité du monde présent, et où nous devons puiser les motifs principaux de nos actions.

Les papes ses prédécesseurs avaient au contraire montré une vive et amicale attention aux différentes nations européennes, sachant à quel point l’histoire de l’Église et du christianisme était intimement mêlée à leur histoire. La physionomie de chacune est encore aujourd’hui fortement marquée par la manière dont elle a reçu la religion chrétienne et par le caractère de ses relations avec l’Église catholique. Les papes avaient quelque chose à dire à chacune de nos nations, comme on peut s’en convaincre en lisant les adresses du pape Benoît XVI au Parlement britannique, au Bundestag, ou encore aux Bernardins à Paris, dans trois pays où l’Église romaine fut le sujet et l’objet d’âpres conflits. Le respect de l’Église pour les nations ne découle pas seulement de notre histoire, il est une expression de son respect pour les communautés humaines, pour toutes les médiations par lesquelles l’humanité se rassemble et se gouverne, l’Église se pensant elle-même, on le sait, comme la médiation entre l’humanité et Dieu même, ainsi que l’explique en termes magnifiques la constitution conciliaire Lumen gentium.

L’approche politique du pape François susciterait moins de réserves si elle ne s’accompagnait d’une perspective religieuse également partiale avec laquelle finalement elle se confond.
Pierre Manent
Le regard du pape François sur l’état du monde est d’abord politique. À ses yeux, les migrations, du moins celles dont l’Europe est la destination principale, sont le phénomène le plus significatif de notre époque, celui par rapport auquel toutes les questions qui nous agitent doivent d’abord être appréciées. Les vieilles nations européennes ont donc l’obligation première de tout faire pour faciliter les mouvements migratoires et l’installation chez elles de populations qui demandent simplement l’« hospitalité ». La distinction n’est pas faite entre le devoir de secourir qui est en effet inconditionnel et l’obligation de recevoir dans la citoyenneté qui ne saurait avoir le même caractère. On est frappé par la légèreté avec laquelle le pape François considère les attachements humains. Les êtres humains aiment, souvent passionnément, les familles, les cités, les nations, les formes de vie, dans lesquelles ils ont grandi et reçu leur éducation. Attachements dangereux, comme tout ce qui est humain, mais sans lesquels rien de grand ne s’est jamais fait dans le monde. Aurions-nous un devoir d’indifférence à nos familles, nos nations, notre Église même ?

L’approche politique du pape François susciterait moins de réserves si elle ne s’accompagnait d’une perspective religieuse également partiale avec laquelle finalement elle se confond. Dans les années 1950, une partie de l’opinion catholique s’était convaincue que le prolétariat donnait le sens de l’histoire en train de se faire, qu’il devait être l’objet spécial de la charité chrétienne même lorsqu’il adhérait au mouvement communiste. Prendre part aux combats du prolétariat avait valeur rédemptrice. Nombre de chrétiens furent ainsi amenés à montrer une sympathie active non pas seulement pour le mouvement ouvrier, ce qui était parfaitement légitime, mais aussi pour le mouvement communiste et le régime communiste. Un phénomène analogue se produit aujourd’hui. Les migrants, comme jadis les prolétaires, sont pour certains chrétiens le lieu de la rencontre entre la terre et le ciel. Et de même que jadis on refusait de tenir compte du lien d’une partie des prolétaires avec le communisme, aujourd’hui on écarte comme une impiété de considérer le lien entre les migrations et l’islam. L’accueil inconditionnel des migrants devient le critère exclusif, en tout cas principal, d’une sincère foi chrétienne.

La « civilisation » que le pape François déclare possible et veut passionnément nous rendre désirable concerne principalement les nations européennes. C’est elles qu’il invite à disparaître pour devenir meilleures. Ni la Chine, ni la Russie, ni l’Inde, ni les pays musulmans ne sont concernés par ses appels. C’est autour de la Méditerranée que le grand œuvre doit s’accomplir. Le raisonnement qui conduit à l’effacement des nations implique nécessairement aussi l’effacement de l’Église. Pourquoi celle-ci garderait-elle sa forme, son principe intérieur, ses sacrements, tous ces caractères qui la distinguent ? Pourquoi rester dans l’Église quand celle-ci nous demande de nous fondre dans l’humanité ?